Lettre vagabonde – 19 novembre 2003
Salut Urgel,
En allant visiter une résidante du Foyer des personnes âgées de Campbellton, j’ai pensé à tes visites à ta mère en ce genre de lieu. Le Foyer est moderne, fonctionnel, propre. Les couloirs sont larges, les salles de séjour claires, spacieuses et confortables. Le personnel semble aux petites attentions.
Pourtant je n’ai jamais entendu une personne souhaiter y élire domicile, y solliciter une place, ni rêver d’y emménager. Cette décision relève en général des autres. Ce sont les enfants surtout qui ont à prendre la décision. C’est souvent un choix de dernière instance quand rien ne va plus. Un choix difficile et déchirant.
Mme Bernice Martel vit au Foyer de Campbellton depuis six mois. Elle avait perdu la mémoire. Je l’ai retrouvée; c’est un miracle qu’elle me dit. Son lit frôle la chaise où elle se berce. Son regard parcourt le mur où s’accroche son passé dans deux cadres remplis de photos. L’un son mariage et sa jeunesse, l’autre, ses huit enfants dans leurs costumes de réussite scolaire. Sa fierté. Elle raconte et je voyage dans son demi-siècle d’histoire. Je suis tout yeux tout oreilles. Elle est une conteuse.
L’arrivée de l’hiver est apparue à Mme Bernice Martel l’autre matin. Des clochettes rouges dans les arbustes portaient des cônes blancs. « Que c’était beau! » qu’elle s’exclame. Elle ajoute : « Tu sais, on peut voir sans voir. Juste avant de partir de ma maison, j’ai été marcher et j’ai vu pour la première fois des fleurs sauvages. C’est beau les (wild flowers). Avec huit enfants, pas le temps de voir ça. Puis ce que je plantais autour de la maison, c’était pas pour la beauté, c’était pour manger. » Elle me raconte tout ça en riant Mme Martel. Elle me relate la visite de ses enfants lors de son anniversaire. Elle sort des cartes et des cadeaux qu’elle a reçus. Puis elle raconte la mort lente de sa compagne de chambre. Les longues soirées de veille de ses enfants. Ils prodiguaient à leur maman attentions et caresses affectueuses. « On aurait dû la laisser mourir dans sa chambre » qu’elle me dit. « Elle est morte en moins d’un jour après qu’on l’eût apportée dans la chambre exprès pour mourir. » Suite à cette pénible expérience, l’administration permet à Mme Martel de se reposer seule dans sa chambre quelque temps. Les va-et-vient, la maladie, la mort l’ont épuisée. J’ai mérité un « break » ajoute-t-elle en riant.
Elle rit la conteuse, un rire ratoureux, en sourdine et espiègle à la fois. Une personne âgée Mme Martel? J’oubliais. C’est le temps du dîner. Je l’accompagne à la salle à manger. « Tu peux t’en aller mais tu peux aussi revenir » dit-elle, en souriant.
Personne n’a pu l’empêcher d’apporter son rire avec elle. Elle en glisse de fortes doses à l’intérieur de son histoire. En moins d’une heure, elle a transformé la résidence. Incroyable, mais c’était moi la confuse quand j’ai pris congé. J’avais complètement oublié où j’étais.
La réalité m’a vite rattrapée. Il y a peu de place pour l’existence particulière en ces lieux, ni pour l’intimité. Chacun est dans la mire du regard de l’autre. Les paroles n’ont pas besoin d’écho. Déjà que l’haleine du jour de l’un s’arroge les rêves de nuit de l’autre. La proximité frise l’impolitesse. Et la dignité dans tout ça? Quand le personnel du matin s’arrête aux portes et d’une voix forte demande : Mme Chose, avez-vous été à la selle ce matin? Quand ce n’est pas Roberta, es-tu allée à la selle ce matin, comme si on n’était pas tout à fait revenus d’une virée ensemble dans les bars de la ville la veille.
Ce qui me dérange Urgel, c’est l’intrusion constante dans un univers si restreint. Les gestes manquent d’espace. Les pensées vont souvent rejoindre les objets abandonnés, ces « vieilleries » qu’on a dû laisser derrière. Voilà un immeuble où la collectivité se voit offrir une multitude de services et de soins. Mais l’individu est confiné à un stationnement trop petit pour ses grands signes vitaux.
Je me dis qu’une chambre à soi résoudrait le problème. La personne âgée pourrait aménager son espace et protéger son intimité et maintenir sa dignité. Elle aurait un endroit où ranger ses souvenirs et où en créer de nouveaux. Inutile de plonger dans une fosse commune avant le temps. Je me dis qu’une chambre individuelle, ça permet de recevoir sa visite au lieu de celle des autres.
Je retournerai voir Mme Martel. Car, comme elle dit : « On peut voir sans voir. » Je n’ai pas tout vu. Elle n’a pas tout dit non plus.
Une rêveuse qui voudrait pour chacun « une chambre à soi »
Alvina
Chère Alvina,
Ton récit m’émeut. Je viens d’écrire sur le mot MORT ce matin avant de relire cette lettre d’il y a plus de 17 ans, depuis, mon épouse et moi, avons été touchés par 14 décès, la plupart étant dû au vieillissement, ce qui nous arrive à tous avec l’adition des ans. Tu racontes si bien, qu’il n’y a plus qu’à relire pour mieux comprendre l’inéluctable transition pour la plupart. Une chambre à soi, c’est un minimum, j’en conviens très bien. Quelles leçons tireront les responsables de ces gens qui transitent? Les défis sont énormes, les corrections à apporter sont colossales, ce qui s’est passé auprès des gens âgés ces temps-ci nous en a révélé que la pointe hélas! Un iceberg auquel vient s’ajouter sans cesse une population vieillissante. Je t’admire pour ton geste et cette lettre que tu as pris le temps d’écrire pour rappeler à qui la lit, l’importance des gens.