Les couleurs de mon quartier sont les couleurs venues d’ailleurs

Lettre vagabonde – 22 mars 2006

Cher Urgel,

Jocelyne m’avait invitée à son théâtre La Jetée pour un spectacle par les gens du quartier. Des adultes et des jeunes sont montés sur scène chanter leur propre composition. Stages pour adultes, ateliers pour les enfants avec le chansonnier québécois Jean-Pierre Bérubé se sont terminés sur des airs de fêtes. C’était à Montpellier un vendredi soir. Quatre classes de quartier réunissaient 120 enfants de 6 à 10 ans ; chaque groupe avait composé sa chanson. Une demi-douzaine d’adultes en avait fait autant.

Mon premier étonnement fut de voir arriver un bon trois cents personnes. Les papas aussi nombreux que les mamans, les frères et les sœurs, les amis, tous assistaient au spectacle de leurs petits. Chez nous une activité culturelle avec des écoliers en plein vendredi soir n’aurait pas attiré la foule et surtout pas autant de papas. Montpellier, une ville d’un quart de million d’habitants a une vie de quartier dynamique grâce aux organismes culturels tel le Théâtr’elles. Il y avait des parents et des enfants de toutes les couleurs et d’origines diverses.

Parmi la foule à laquelle je me suis mêlée, je n’avais pas l’allure d’une étrangère. On vient si souvent d’ailleurs dans le sud de la France. Un couple à côté de moi était originaire du Cameroun, une mère et ses deux enfants, de l’Algérie, une autre famille, du Maroc. Quelques-uns venaient de l’Angleterre, un couple d’Espagnols apprend la langue en même temps que leur fille. La Canadienne que je suis n’était qu’une autre venue d’ailleurs. Il n’y avait pas de place pour jouer à la touriste au théâtre du quartier. J’ai rencontré là des enfants, des mamans et des papas qui s’avèrent être à la fois les venus d’ailleurs, les établis ici et citoyens à part entière d’une France en devenir.

Parmi les chanteuses adultes, j’ai fait la connaissance de Jacqueline, une femme de 85 ans qui ne chantait plus depuis un accident aux cordes vocales là-bas en Yougoslavie il y a des décennies. Elle a retrouvé la voix et l’enthousiasme. Tu aurais dû l’entendre chanter avec les autres : « Les couleurs de mon quartier sont des couleurs venues d’ailleurs. » Jean-Pierre Bérubé était fier de ses participants. Nous avons passé d’agréables moments avec lui après le spectacle à discuter autour d’un bon repas.

Si ce n’était de mon accent j’aurais pu tout aussi bien passer inaperçue lors d’une randonnée pédestre avec un club de randonneurs de la région. Le chef de file, Gilbert nous avait donné rendez-vous à huit heures devant l’établissement culturel et sportif de Lodève, le Centre Luteva. Nous avons quitté Lodève dans trois voitures. Claude, emmitouflée dans son anorak prit place avec moi sur le siège arrière de la voiture de Nicole et Jeannot. Nicole embraye avec force de la voix et de la pédale. La route s’avère être un ruban ondulé accroché aux flancs des montagnes, séparé du précipice par un muret de pierre de 40 centimètres. Faut pas avoir le vertige. Les courbes sont en Z et l’accent de Nicole accroche sur le e final, aussi raide. Je redoute les embardées de la voiture autant que celles des mots. Le trajet a duré 40 minutes. Claude m’a confié que ce trajet lui prend une heure entre Lodève et Bédarieux.

La randonnée pédestre du Pic de Tantajo me donne l’occasion de profiter de la nature et du contact avec les gens. Nicole et Jeannot ont quitté Paris quatre ans passés pour s’installer à Lodève où le fils avait trouvé de l’emploi. Le fils est reparti, eux restent. Claude elle a vécu à Abidjan avant de s’établir au Maroc. À la retraite, elle a choisi de revenir en France, à Poujols, un endroit où le paysage et le climat lui rappellent le Maroc. Chantale vient de Strasbourg. Elle et son mari ont décidé de prendre racine dans un petit village de 150 personnes tout près de Lodève. Le chef de file Gilbert avec sa Jacqueline étaient à peu près les seuls Lodévois d’origine parmi le groupe de randonneurs. Comme à Montpellier, j’ai rencontré des gens venus d’ailleurs.

Depuis mon arrivée, j’avais constaté une forte population maghrébine. Leur histoire me fut révélée en fin de semaine. J’en eus des frissons d’horreur. En 1962 les Français implantés en Algérie ont dû s’enfuir devant le Front de libération nationale de l’Algérie. C’était les pieds noirs qui embarquaient sur les cargos de marchandises. Dans les cales de ces mêmes bateaux s’entassaient d’autres fuyards, les harkis. Les harkis ce sont les Algériens engagés aux côtés de l’armée française pendant la guerre d’Algérie. On les nommait les supplétifs et non des militaires. Ils furent considérés comme des traîtres par les Algériens et suspectés de le devenir par les Français. Dès leur arrivée en France, on les entasse dans des camps cernés de barbelés, sans eau, sans chauffage loin de la population tels des prisonniers. Des familles entières y sont restées douze ans. Tous ces arabes à Lodève et les environs sont donc venus aussi d’ailleurs, d’un passé ruiné. C’est de Dalila Kerchouche, une fille de harki, née dans un camp, journaliste à l’Express que j’apprends que plus de 10 000 harkis d’Algérie ont été internés dans des camps en France. « Mon père ce harki » est le récit de Dalila Kerchouche.

« Voyager c’est accepter de se rendre vulnérable. Se mettre à la merci d’une rencontre, d’une émotion, d’un signe » raconte Jean-Claude Bourlès. Grâce à mon amie humaniste Jocelyne Carmichael ce voyage me mène à la découverte d’une face cachée de l’histoire de la France. Jocelyne est convaincue que la créativité est la manifestation première de la liberté et l’identité chez l’être humain. Elle monte des spectacles au théâtre, dans les écoles, dans la rue en France et en Algérie afin de rassembler les gens autour de la parole et du geste.

Nous sommes tous à un moment donné des personnes venues d’ailleurs. Après trois jours d’absence, je reviens à Lodève moins étrangère et plus sensible au caractère unique de chaque Lodévois que je rencontre.

Je découvre plein d’ailleurs qui m’ancrent ou me déstabilisent. Monique Juteau s’interroge ainsi : « Que cherchons-nous vraiment dans ces ailleurs du bout du monde ? Tout répondrons-nous. Tout ce qui peut être trouvé. Parfois c’est une couleur, un jaune jamais vécu que nous mélangeons, ajoutons à nos vies qui deviennent alors plus nuancées. » Sais-tu quoi, je trouve déjà tout naturel d’admirer les pissenlits en fleurs sur les rives de la Lergue. Je me sens à l’aise de courir dans la rue pour aider un jeune garçon à attraper son chien. J’ai accepté avec plaisir les asperges sauvages cueillies par mes compagnons de randonnée, comme si c’étaient des amis. Les manifestations dans les villes de France retiennent toute mon attention tandis que j’ignore complètement ce que mijote Stephen Harper. Peut-on oublier par moments que l’on vient d’ailleurs ?

En toute amitié,

Alvina

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