Le chemin des orignaux

Lettre vagabonde – 9 juin 2004

Salut Urgel,

Juin devrait être décrété le mois des orignaux. Il paraît qu’au Nouveau-Brunswick en juin, ces habitants des lieux utilisent trop fréquemment la route. Ils font beaucoup parler d’eux. On nous avertit par divers moyens de surveiller ces mastodontes de la marche à pied hors sentier. Dans les journaux s’accumulent les avertissements, les statistiques et les rapports d’accidents. La radio multiplie ses messages. Des clôtures métalliques longent le circuit en des endroits stratégiques. Tout ça pour te dire qu’il faut être alerte, attentif et prudent dans de nombreux secteurs des routes 8 et 11. Il va sans dire que la route traverse le territoire des élans depuis un bon élan. Un droit de passage à risque pour les uns et les autres.

Lorsque j’emprunte les voies rapides, je double d’attention. Mes yeux furètent à gauche et à droite entre chaque regard par devant. Ça me permet de découvrir de ces petites touches qui consolent de la monotonie du  paysage. A force de rouler sur des centaines de kilomètres de boisés, on devient blasé. J’ai remarqué un nouvel ajout au bord des routes. Des originaux – pas des orignaux – s’amusent à construire avec les pierres des fossés, des cairns et des inukshuks. Ça ressemble à de petits bonhommes installés au garde à vous sur les rochers. C’est plus joli que les gribouillis des chercheurs d’immortalité qui écrivent en peinture voyante et grosses lettres sur les rochers plats. Que de graffiti pour perpétuer de si éphémères aventures. Ça n’évoque rien pour les autres voyageurs. Au moins le nombre de panneaux publicitaires a diminué. Il y en a toujours trop de ces laideurs dépeintes et branlantes.

L’œil alerte, observe, découvre et s’imprègne des beautés discrètes du paysage. Sans les orignaux, ça passerait peut-être inaperçu. Les fleurs sauvages ne manquent pas le long des routes du Nouveau-Brunswick. A la fin mai, on admire les pissenlits ainsi que tous ces arbres en fleurs qui étalent leurs couleurs et leur parfum parmi le feuillage naissant de vert tendre. Les fleurs mauves sont sorties. Quand le soleil plonge dessus, on dirait de minuscules lumières qui s’agitent. Je remarque aussi l’abondance de marais et d’étangs sur mon parcours. Le marais d’Eel River Bar est sublime même par temps gris. De nombreuses espèces d’oiseaux le survolent. Aux alentours, des nids d’aigles à tête blanche et de balbuzards attendent leurs clients du sud à chaque printemps. Les étangs s’entoureront bientôt de leurs nouvelles quenouilles. Tôt le matin, et à la brunante, il sort des voix des étangs : le coassement des grenouilles. Parfois j’entends un contrebassiste lancer des « toung » comme dans l’histoire de Gabrielle Roy, « Monsieur Toung ». Il y a surtout la nature à voir, à écouter et à humer le long des routes 8 et 11 pour qui prend la peine de s’arrêter. L’autre matin, j’ai aperçu un chevreuil et deux orignaux en moins d’une heure. Je me suis arrêtée. J’ai même fait connaissance avec le jeune orignal qui pataugeait au bord d’un étang. Il a attendu poliment que je le prenne en photo avant de me quitter d’un pas cadencé et presque gracieux. Pas si laide que ça la grosse bête. Par la même occasion, j’ai découvert des fleurs jaunes, blanches et roses dont j’ignorais l’existence. Un couple de canards, peut-être des becs-scie, m’observait du fond de l’étang.

Pas si monotone que ça les routes nord-sud de l’est de la province. Si tu as le temps et des pierres à proximité, profite d’un arrêt et pour te dégourdir et pour ériger un inukshuk digne du Grand Nord. De toute façon Urgel, tu reviens bientôt de ce froid pays. Ces monuments de pierres doivent s’être imprégnés sous tes paupières. Tu as sûrement de beaux modèles en tête. Ça embellirait le paysage.

Mon itinéraire préféré a toujours été la région de Restigouche avec la baie des Chaleurs et la rivière Restigouche dominées par les Appalaches de chaque côté.  On dirait des toiles dignes des peintres du Groupe des Sept et des « rain forest » de l’artiste Emily Carr. Malheureusement, les toiles panoramiques se déchirent sous les coupes à blanc aux flancs et sur les crêtes des montagnes. Pas étonnant que les orignaux prennent la route quand nous prenons possession et saccageons leur territoire. Toutes les invasions sont barbares; les envahisseurs augmentent en nombre et en puissance.

Une chose certaine, pour se protéger des orignaux et voir des choses, il faut rouler moins vite et daigner s’arrêter. Je te suggère un magnifique essai qui t’encouragera à prendre le temps. Ça s’intitule « Du bon usage de la lenteur » de Pierre Sansot. Voici un extrait pour te mettre en appétit : « En fait, le bonheur de la flânerie ne surgit pas de ce que nous dénichons par le regard mais dans la marche elle-même, dans une respiration libre, dans un regard que rien n’offusque, dans le sentiment d’être à l’aise en ce monde, comme s’il était légitime que nous en retirions l’usufruit. » 

 

 à la prochaine,

Alvina

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