Les routes… elles mènent où ?

Lettre vagabonde – 29 mars 2006

Cher Urgel,

Elles mènent où les routes, au ravissement, vers l’inconnu, à l’aventure ou simplement à destination ? Peut-être servent-elles tout juste à nous éloigner de la monotonie ou à fuir nos habitudes.

La route de Lodève à Clermont-Ferrand traverse le Massif central et pénètre dans ses entrailles par des tunnels, s’accroche à ses flancs à coups de courbes et d’ondulations, plonge en ses précipices et remonte pour atteindre des sommets de plus de 1100 mètres. Des viaducs aussi impressionnants les uns que les autres enjambent des profondeurs vertigineuses. Le viaduc le plus grandiose qu’il m’a été donné de voir est celui de Millau. Ce viaduc fait 2,8 kilomètres de long à une altitude de 618 mètres. Son architecture prend la forme d’un immense voilier aux innombrables mâts argentés. J’eus l’impression en roulant sur le viaduc de Millau d’être suspendue entre deux sommets du monde.

Tu me diras Urgel que nous possédons au Canada des montagnes aussi élevées sur des routes aussi impressionnantes et tu as en partie raison. Mais quand je roulais sur ces chemins creusés dans le Massif central j’apercevais étalés dans les ravins et accrochés aux flancs montagneux, des villages entiers. Construites sur des pics, les villes datant de l’époque médiévale surgissent telles des apparitions. J’avançais à coups de surprises et d’émotions fortes, à coups de découvertes et parfois de paysages familiers. J’ai roulé aussi dans la mémoire. Depuis le temps que j’entendais parler du Lot, eh bien, je l’ai traversé. En conduisant dans les Cévennes j’ai pensé à Robert Louis Stevenson qui les a parcourues à dos d’âne. Lorsqu’un panneau indique Conques, c’est le récit de Jean-Claude Bourlès qui défile et me ramène à la géographie des lieux et au caractère de ses habitants. Clermont-Ferrand, lieu de naissance de Blaise Pascal, finit par me convaincre que je voyage sur le chemin de la littérature.

En quittant Lodève en ce matin pluvieux, j’avais le soleil au cœur car j’entreprenais le parcours de l’amitié. Huit cents kilomètres plus loin m’attendait ma grande amie, Simone Ève. Notre dernière rencontre datait de quatre ans, lors de mon dernier passage à Nantes. Prendre un chemin pour retrouver une amie ajoute un motif au voyage et de la magie au paysage. L’image de la destination anticipée se superpose à toutes les autres.

De Clermont-Ferrand, j’ai pris la direction de Bourges vers Tours pour ensuite longer la Loire jusqu’à Nantes. C’est pour éviter la route des manifestations que celle-là fut choisie. On m’avait déconseillé de passer par Poitiers, bloqué déjà la veille du départ par les étudiants en réaction au projet CPE du premier ministre Villepin. Se tenir loin des villes échauffées par les manifestants et surtout par les casseurs, était primordial. Les manifestations en France ont supplanté la route de la grippe aviaire dans les nouvelles. On dirait que la gent ailée s’est envolée en poussière. Sur les huit cents kilomètres, chaque halte fait réaliser que le chemin est aussi celui des accents. La prononciation subit des métamorphoses tout comme le paysage. Je distinguais dans les fragments de conversations, des particularités de la langue et le pouls de sa population. Les chemins parcourent l’histoire. Ça m’impressionne de pénétrer dans un café Internet situé dans une pièce dont les murs datent du Xe siècle. Ça m’étonne de circuler dans la ville natale de Balzac à Tours. Les villes fortifiées ramènent aux anciennes invasions. Les monuments, les noms de lieux et l’architecture sont autant de cairns qui guident la mémoire à travers des époques et ses personnages.

Toutes les routes, qu’elles soient celles des automobilistes, des marcheurs, des vacanciers ou des gens d’affaires, traversent le temps. Je n’ai laissé aucune trace sur ces routes mais elles m’en laisseront. Elles ajoutent à mes anciens souvenirs. Bombardée d’images, de fragments d’histoire, d’accents variés, j’arrive à destination transformée et enrichie. J’ai l’impression d’avoir mis des parcelles de vie de toutes les époques dans mes bagages.

Sur l’autoroute, un grand panneau à affichage numérique émettait son message illuminé : « Prenez donc le temps de rester en vie. » Quelle chance de se retrouver vivante et comblée à la fin du parcours. La route nous porte au carrefour de nos rêves, longe la mémoire et nous ouvre à toutes les possibilités. « On voyage pour que les choses surviennent et changent ; sans quoi on resterait chez soi » écrit Nicolas Bouvier. À chaque avancée et à chaque arrêt, elles changent et surviennent les choses. Je voudrais m’approprier le temps, figer de mon regard tout ce que je vois et le consigner en ma mémoire.

La route de l’amitié m’a conduite à Nantes chez mon amie Simone Ève. Grâce à la route de la correspondance qu’on entretient depuis trente ans, la voie est pavée de solides liens et de tendresse. Chaque route au fond nous mène à une rencontre, à une émotion et souvent à une métamorphose. Il reste de tout voyage non pas le souvenir exact de chaque observation mais l’interprétation qu’on en fait. Certains souvenirs s’accrochent aussi solidement que l’autoroute 75 aux flancs du Massif central. Mes plus belles routes sont souvent les plus déroutantes. Chaque lieu d’arrivée se transforme vite en lieu de départ.

L’errance est au centre de chacun d’entre nous. Partir du bon pied ou prendre le volant c’est toujours reprendre la route. Les mots roulent et brisent tous les silences. La route me parle. Et j’avance.

Ta pérégrine

Alvina

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