Lettre vagabonde – 20 juin 2007
Cher Robert,
Le train devait rentrer en gare à cinq heures. Matapédia s’enorgueillit de sa vieille gare d’époque. À l’intérieur, ses bancs de bois respectent l’ancienneté des lieux. Ma nièce Suzanne arrivait en train.
J’avais la route 132 juste pour moi, la rivière Restigouche aussi. Les rochers noirs puis rouges, et noirs encore montent la garde entre les champs et les collines. Derrière, les montagnes accueillent les premiers rayons du soleil. La lumière danse sur la rivière Restigouche. Sur ses rives, quelques barques se bercent. Rien comme se lever avant quatre heures pour capter ce que la nature a de plus majestueux. Vingt minutes à rouler d’un rêve à l’autre entre rivière et montagnes. Matapédia dort encore sous la brume épaisse.
Le chef de gare m’accueille à la porte comme si j’étais de la parenté qui arrivait chez lui. Il m’apprend que le train annonce une heure de retard. À l’intérieur, une femme range des objets dans son sac à dos. L’accent qui répond à mon bonjour confirme qu’elle vient d’ailleurs. Je m’installe avec mon livre. Elle me demande l’heure. C’est tout ce que ça prenait pour engager la conversation. Tracy habite Sananac Lake dans l’état de New York. Ses vacances la conduisent en vélo sur les routes de l’Amérique du Nord. Via Rail est son autre moyen de déplacement. Elle arrive tout juste de la Nouvelle-Écosse où elle a parcouru le Cabot Trail accompagnée de son fils et d’un ami. En Gaspésie, elle roulera en solitaire pour rencontrer les gens et se fondre dans le paysage. Parcourir le littoral en vélo fait son bonheur. Elle attend le train qui la mènera à Percé. Lorsqu’elle me dit posséder une librairie de livres usagés, lutter pour la paix et la protection de l’environnement, je bénis Via Rail pour le retard. Mon seul regret; que Suzanne ne soit pas là pour partager la magie de cette rencontre. Tracy enseigne à ses deux fils qui n’ont jamais mis les pieds dans une école publique. Femme engagée, elle a rassemblé une force contestataire assez puissante pour empêcher Walmart de s’installer dans sa ville de cinquante-cinq milles habitants. Nos échanges me donnèrent l’impression d’être en train de fumer le calumet de paix avec une Amérique bien intentionnée.
Le train entrait en gare. J’allai porter mon sac à l’auto avant d’accueillir Suzanne. Lorsque je suis revenue sur le quai, Suzanne m’attendait enveloppée dans son radieux sourire. Tracy s’était volatilisée, avalée par le train. A-t-elle vraiment existé cette Américaine aux idées lumineuses ou est-ce la brume du matin qui s’était tricoté une forme humaine?
La gare de Matapédia est encerclée par les rails. Le train en provenance de Montréal détachera ses wagons pour former deux trains. L’un se dirigera vers le Nouveau-Brunswick, l’autre vers la Gaspésie. Les voyageurs sont donc prisonniers sur le quai. Ils doivent attendre le départ pour se rendre au stationnement. Les employés en profitent pour nous faire la conversation. La gare de Matapédia est unique en son genre tout comme son chef de gare. Il a permis à Tracy de dormir à l’intérieur de la gare la nuit dernière. Il lui a même fourni oreiller et couvertures avant de fermer à clé derrière lui.
On retrouve enfin la valise de Suzanne égarée sous d’autres bagages. Le train quitte la gare. La journée est belle. À notre tour de quitter les lieux. J’ai préparé un pique-nique. Suzanne accepte de prendre le petit déjeuner en pleine nature. Le sentier des chutes à Normand nous attend. À sept heures, nous voici installées dans une coulée où chantent chutes et cascades le long du ruisseau. L’eau bout pour le thé. Clémentines et kiwis, un délice. Pain, fromage et beurre d’arachides attendent leur tour.
Soudain, un phénomène étrange se produit sous mes yeux. Malgré un ciel impeccablement bleu, il pleut. Des gouttelettes glissent des aiguilles et des feuilles et rejoignent les vapeurs des bulles de rosée qui s’élèvent. Des milliers de points argentés semblent suspendus entre ciel et terre. On dirait des bulles de savon soufflées par une multitude d’enfants. Là devant mes yeux, le plus beau spectacle de sons et de lumières de mon existence. À la fin du repas, nous reprenons notre randonnée jusqu’au bout du sentier.
J’ai l’impression d’avoir entrepris un voyage au bout du monde. Marguerite Yourcenar écrit qu’il existe des moments de grâce en de rares occasions dans nos vies. Ce matin, j’en ai fait l’expérience. Des moments de grâce au bout de l’aube.
Amicalement,
Alvina