Lettre vagabonde – 4 juin 2003
Salut José,
En Gaspésie et au Restigouche, les deux dernières semaines de mai sont consacrées à la cueillette intensive d’une denrée rare et exclusive : les têtes de violon. Ce sont nos vedettes. Dès la mi-mai, les résidants en parlent comme d’autres de la météo. Les prix sont comparés pour les fraîches, les nettoyées, les blanchies, les surgelées et les plus rares, celles en conserve. Les cueilleurs ont leurs clients. Les acheteurs ont leur marchand. Les uns se vantent d’obtenir les meilleurs prix, les autres de vendre les plus grosses. Quant aux prix dans les supermarchés, on crie au scandale. Certains achètent quand même, faute de mieux.
« Je vais aux têtes de violon » dit l’un, « à la fugére » dit l’autre. Une copine de France molièrement parlant s’obstine à nous faire cueillir « des crosses de fougère. » Les dinosaures appelaient ça du yum yum vert d’après leur chronique fossilisée. Toujours en est-il que cette manne verte fait beaucoup parler d’elle.
Je n’achète pas de têtes de violon. Non non. Je les cueille moi-même, le long de la Petite-Rivière-du-Loup. Les plus rapprochées sont à douze pas de ma porte. Qui dit mieux? Munie de sacs de plastique résistants, de chaussures solides et de manches longues, je parcours la berge. Les ronces, les amoureux et les framboisiers avec les arbres morts sont les obstacles à vaincre. Les vêtements picotés d’amoureux, les cheveux agglutinés aux branches échevelées, les mains égratignées et les ongles noircis, j’avance à coup de révérences et de génuflexions. Les yeux tout le tour de la tête, les deux mains occupées, mon sac se remplit. Les volutes vernissées et verdoyantes se laissent facilement prendre. Tendres fougères naissantes. Une chance que Brigitte Bardot ne me voie pas faire. Elles poussent à vue d’œil ces fougères. Malheur aux retardataires. Il s’agit de profiter des moments propices pour se prosterner devant ces bouquets spiralés. Ce sont des éphémères. Les fougeroles s’élèvent rapidement au rang d’adultes, en moins de deux semaines. À la maturité, on les rebaptise fougère. Elles ressemblent à des plumes d’oie.
Quand je cueille des têtes de violons, ça recueille aussi. L’eau de la Petite-Rivière-du-Loup possède une voix particulière. Elle ne chante pas clair comme Maria Callas; il lui manque des pierres pour cela. Elle ne possède pas la voix forte de Pavarotti; son débit n’en atteint pas la puissance. La petite rivière laisse échapper ses incantations plutôt. Elle coule du côté mystique disons. En sourdine, elle flûtine sous les billots endormis au creux de son lit. Elle tambourine sur la terre rocailleuse des rives. De ses fosses profondes montent des intonations moniales dignes des chants grégoriens. Au barrage de castor, elle joue de la contrebasse. Je t’assure qu’elle m’incite à la méditation tandis qu’en silence je grapille les têtes de violon. Oh, je me permets d’autres distractions également. Ici, un trille rouge s’embellit de gouttes de rosée. Là, sur une branche du peuplier, le cardinal à poitrine rose courtise sa dulcinée. Un nuage vient se mirer dans l’eau. Le vrai Narcisse.
Même si je me laisse distraire, je ne perds pas de vue ma mission. En trois sorties, j’ai ramassé plus de 70 livres de têtes de violon. Je les ai nettoyées au ruisseau, dans un panier à grillage, Marie-Claire les a blanchies. Les provisions sont au congélateur. Il y en a suffisamment pour en offrir à quelques fins gourmets qui s’arrêteront chez moi.
Le mois de mai offre en abondance les feuilles de pissenlit que j’apprête en savoureuse salade. La ciboulette et le persil du potager rehaussent le goût de ce plat. La rhubarbe est également fin prête pour quiconque veut se sucrer le bec.
Les têtes de violon, je les sers comme légumes bouillis pour accompagner les poissons et les viandes. Je prépare des veloutés aux œufs. C’est délicieux aussi en plat gratiné. Évidemment, je les sers également en salade froide.
Ce matin, j’ai glané mes dernières têtes de violon. L’an prochain, je suis assurée d’une autre récolte. Jusqu’à ce jour, aucune espèce n’a été modifiée génétiquement. Les multinationales semblent ignorer leur existence. Elles sont pourtant là depuis des millions d’années. Parole de dinosaure. Aucun moratoire n’en interdit la cueillette. Pourquoi ne pas profiter de la nature tout en faisant provision d’un succulent légume vert aux propriétés bénéfiques.
En mai prochain, viens donc faire un pèlerinage aux têtes de violon. Aucun moustique ne te dérangera. Il s’agit de choisir le moment propice et de suivre la Petite-Rivière-du-Loup.
Amitiés,
Alvina
Salut Alvina
Quel plaisir que de te lire! On voit bien que tu connais la musique et que tu fais de ces moments de cueillettes des moments de grâce et de poésie malgré l’enchevêtrement des broussailles et les orties. Belle invitation que tu fais à ton amie, a-t-elle eu le courage et la patience de t’accompagner la suivante année?
Il est juste que c’est un accompagnement savoureux pour tous genres de plats y compris les soupes et potages. J’ai découvert les crosses de fougères au printemps 70, un ami se rendait sur les îles de la Restigouche et emplissait un bac de la taille d’une baignoire, disons à moitié. À l’automne c’étaient les noisettes que le bac recevait, je ne t’ai pas vue t’adonner à cette activité, ta nouvelle marotte est devenue plutôt la cueillette des champignons que tu n’hésites pas à partager tout autant que les têtes de violon pour en faire bénéficier tes amis. Tu es brave et courageuse de t’adonner à de si belles activités, à quand sauras-tu fumer ton saumon ?
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