Lettre vagabonde – 15 novembre 2006
Bonjour Urgel,
Au Salon du livre de Montréal en novembre 2005, des murailles de volumes s’élevaient telles des barricades. Une frontière à traverser pour atteindre l’univers de la littérature. La biographie d’un entraîneur de hockey analphabète côtoie celle d’une chanteuse victime d’abus sexuels. Des autobiographies romancées d’animateurs et d’animatrices de télévision et de radio se disputent avec les biographies des vedettes du sport. Des gardes du corps apparaissent lors de séances de signature. Non non, ce n’était pas un Salmon Rushdie entrain de dédicacer Les Versets sataniques.
En 2005, le même salon exhalait des odeurs de cuisine sous l’expertise de grands chefs cuisiniers. Ils préparaient des plats pour accompagner les vins à l’honneur au salon. Verrait-on les livres à l’honneur à un festival des vins?
Mais où donc se cache la littérature dans ce fouillis de consommation, de livres de recettes, de comment vivre plus vieux, comment rester sveltes, retrouver l’appétit, le désir, la jeunesse, la foi, le bonheur ou l’âme sœur. Les salons du livre ressemblent parfois à des billets de loterie de deux cents pages. Ils sont là quelque part les écrivains. On finit toujours par les retrouver. Dommage que l’on cherche à attirer le consommateur avant le lecteur.
Le romancier et essayiste Milan Kundera dénonçait déjà dans Les testaments trahis la formule littéraire attribuée au roman aujourd’hui. Kundera explique que le roman est mêlé à toutes les sauces : « confessions romancées, reportages romancés, règlements de compte romancés, autobiographies romancées, dénonciations romancées, leçons politiques romancées, agonies du mari romancées… » Selon Kundera, ces romans « ne disent rien de nouveau, n’ont aucune ambition esthétique, n’apportent aucun changement ni à notre compréhension de l’homme ni à la forme romanesque, se ressemblent l’un l’autre, sont parfaitement consommables le matin, parfaitement jetables le soir. » Je me demandais ce que Milan Kundera pensait du roman une dizaine d’années après Les testaments trahis.
Je termine tout juste Le rideau de Kundera. L’essai traite de l’art du roman. Il répond à plusieurs de mes interrogations sur la définition du roman ainsi que le rôle et la raison d’être des romanciers. Kundera distingue l’histoire de l’art de l’histoire tout court. Selon l’essayiste, l’histoire de l’art dure plus longtemps que l’histoire d’une nation. Je lui donne raison. Vincent Van Gogh, Cervantès, Shakespeare, Beethoven, Proust et Léonard de Vinci ont immortalisé l’histoire de l’art de leur pays tandis que les événements historiques de la même époque sont tombés dans l’oubli.
On écoute encore Bach aujourd’hui, on admire Van Gogh on lit Shakespeare et Proust et on parle encore de Léonard de Vinci. Si ces artistes créaient le même genre dans le même style aujourd’hui, ils ne seraient pas reconnus. Chaque époque a ses créateurs dans le domaine culturel et artistique. La littérature témoigne d’une époque. Les écrivains sont les moins reconnus de tous les artistes. Pourtant ils reflètent les valeurs et l’évolution de leur pays.
Sans les écrivains, des petites nations comme la Serbie, l’Acadie ou le Québec seraient amputées d’une partie de leur identité. Les écrivains sont nos ambassadeurs. Leurs contemporains les ignorent. Leur influence dure plus longtemps que celle des politiciens. Leurs salaires sont au-dessous du seuil de la pauvreté à quelques exceptions près. Au lendemain d’un lancement, leur œuvre sombre souvent dans l’oubli. Les journalistes accusent parfois l’univers de la littérature de trop produire. « Il y a trop de livres » disent les autres. Pourtant je n’ai jamais entendu les critiques dénoncer le trop grand nombre de chansons, d’œuvres d’art ou de pièces musicales.
Des romanciers travaillent durant des années à leur roman. Le roman est plus qu’une technique apprise et appliquée. Milan Kundera décrit ainsi la marque d’identité d’un romancier : « la beauté d’un roman est inséparable de son architecture; je dis la beauté car la composition n’est pas un simple savoir faire technique; elle porte en elle l’originalité d’un style d’un auteur. »
Puisque j’ai tendance à valoriser les poètes surtout, je viens m’incliner avec autant de respect et d’admiration devant les romanciers. Je ne serai pas au Salon du livre de Montréal cette année. Nous accueillons les 16, 17, 18 novembre la poète et romancière Rachel Leclerc. J’ai presque tout lu d’elle. Entre temps, je vais me procurer le tout dernier de la romancière Aude, Chrysalide. Un incontournable.
Il faut de la patience pour déchiffrer le monde dans lequel on vit. Les écrivains sont souvent les gardiens du code. Les lire, c’est en découvrir les secrets.
En toute amitié,
Alvina