Lettre vagabonde – 29 juin 2005
Salut Suzanne,
Lors de notre dernier cercle littéraire, l’activité d’écriture avait pour thème « Quand avons-nous cessé de penser ? » C’est le titre de l’un des chapitres du livre émouvant et choquant de Irshad Manji « Musulmane mais libre » que nous avions tous lu. Croyez-vous que tous, nous cessons à un moment donné de penser et que nous laissons s’éteindre un rêve, abandonnons un grand projet ?
Voici des réflexions tirées des textes des participants au cercle littéraire. Louis se demande si la première influence, nos parents, nous ont transmis des pensées auxquelles ils ne croyaient pas mais ne questionnaient pas non plus. « Notre pensée s’éteindrait-elle parce que la peur ne veut pas voir ce qu’elle nous montre ? écrit Louis.
Normand lui, affirme que nous avons cessé de penser quand on a sacrifié la liberté à ceux avides de pouvoir. Il admire Gandhi et Mandela d’avoir continué à penser et à agir sous les dictatures. Il est reconnaissant à des personnes comme Irshad Manji de nous rappeler que « cesser de penser, c’est mourir avant son heure. »
Marcel-Marie y va de sa plume flamboyante pour nous rappeler que la pensée peut être happée dès la naissance. « Penser moins, c’est réagir moins et j’arrête de penser pour ne pas blesser l’autre. »
Urgel a philosophé de son mieux. Bien oui, Urgel participait au dernier cercle littéraire. Il a déclaré que « penser, c’est choisir. Or avons-nous le choix d’être heureux ? La conscience est la manifestation de la pensée. » Il en conclu que cesser de penser, c’est cesser de s’inquiéter.
Johanne croit qu’il faut quelque fois fermer les fenêtres devant le bombardement médiatique afin de permettre de vivre un peu. Comment lutter contre les soldats qui tuent par mégarde ou par habitude et que faire devant tous ces morts en Orient ? Chaque parcelle d’information grappillée déroute un peu plus. « Quand la rage s’installe, il est permis de fermer la fenêtre, d’arrêter de penser pour un temps », de conclure Johanne.
Céline se demande « quand avons-nous cesser de se poser des questions, à faire tout ce que l’on nous demande docilement, bêtement. » « Depuis que nos terres ont été fertilisées des mêmes sermons, de ces hommes ne voulant que perpétuer la constante ligne droite plate. Nous avons cessé de penser quand nous avons refusé de nous confronter à nos peurs… peur de la liberté de penser, peur d’agir selon ses propres règles et d’en assumer pleinement toutes les conséquences. » Céline termine avec cette réflexion : « Quand avons-nous cessé de croire en nous ? »
Jean-Yves se demande « quand a-t-on cessé de penser à vivre, à créer, à écouter, à partager, à aimer ? » « Tous imposent des pensées qui circulent comme les wagons d’une rame de métro à grande vitesse. » « Peut-être avons-nous cessé de penser pour survivre. » « Seule la poésie peut faire un mariage heureux entre la pensée et les mots. » Jean-Yves souhaite de réintroduire le geste de penser afin d’exister.
Térez n’a jamais cessé de penser. C’est un geste spontané. « Je pense, je réfléchis, je doute, je me questionne, je cherche, j’observe, j’analyse. » « J’ai, au fil des ans, donné ou recherché une couleur positive à la demeure de ma pensée », affirme Térez qui vit parmi les Inuits du Nunavik depuis quinze ans. Son dernier mot : « Taïma »
Marie-Claire n’a pas cessé de penser depuis le jour où elle a réalisé qu’il existait trop d’interdits, que les transgresser apportait punitions corporelles. « À partir de ce jour-là, dit-elle, je n’ai pas arrêté de penser mais j’ai arrêté d’agir. » « Arrêter de penser, il me semble que ce ne soit pas possible mais traduire en action certaines pensées semble plus ardu » écrit Marie-Claire.
Ginette s’arrête et fait une mise au point au tournant d’une certaine décennie. « Voilà que je me rabats-joie, que je prends mon trou, que je me referme, que je remballe mes plus vifs espoirs et que je me mets à vivre tout simplement et librement. » « Et je plante des herbes fines et des petits fruits. Je me surprends même à transplanter des fraises des champs dans mon jardin. » « Au fait, je n’ai jamais autant pensé que dans les petites fraises et les grands tournesols » déduit Ginette.
Margot s’engage dans une diatribe sur les usurpateurs de la pensée, prétendant afficher les couleurs du progrès. Avons-nous cessé de penser le jour où « la directrice générale de l’éducation nous a accusés d’être « tombé sur la tête » parce que nous refusions de remplir des formulaires bourrés de fautes d’orthographe, où lorsque le ministère de l’Éducation nous sommait d’arrêter de faire apprendre aux enfants des mots d’orthographe et de faire de la lecture orale en classe ou de faire des exercices pratiques… » « Est-ce de se faire dire trop souvent que l’on est devenu trop vieux ? » « On finit par ne plus rien dire… on baisse les bras, « … en éducation, nous avions encore le droit de questionner… aujourd’hui on exécute. »
J’ai cessé de penser à chaque fois qu’on a pensé pour moi. J’ai cessé de penser par moi-même en petits bouts de temps, en parcelle d’ignorance sur battement de mesure d’intolérance. Puis j’ai décidé de semer entre les sillons de croyances mes pensées telles des semences. J’ai recouvert mes péchés d’absolution, mes insomnies d’imagination et saupoudré sur les multiples interdictions le pollen de libération. Quand les pensées des autres traversaient les voiles et voilaient les miennes de leurs ombres dogmatiques, j’apprenais à les chasser comme on chasse les mouches agglutinées à la peau. »
Voilà dans un seul jet, spontanément sans correction ni peaufinage les réflexions issues de notre activité d’écriture. Aucun d’entre nous n’est demeuré indifférent à la lecture de « Musulmane mais libre ». Nous arrivons comme Irshad Manji à nos propres conclusions. Il reste à chacun d’ouvrir ou de fermer des portes de la pensée.
Dans son « Petit traité de désinvolture » Denis Grozdanovitch distingue ainsi les êtres libres : « S’habiller à sa guise, agir et vivre de même, sans souci des sots qui s’étonnent ou qui se moquent, c’est encore, dans un petit domaine, le signe d’un esprit libre. » Une dernière citation que je nous suggère comme réflexions durant la période estivale. Elle est de Marguerite Yourcenar. « Tous nous serions transformés, si nous avions le courage d’être ce que nous sommes. »
Alvina