Lettre vagabonde – 5 novembre 2008
Chère Suzanne,
Chaque fois que je reviens de voyage, quelques amis et connaissances demandent poliment : « Raconte-moi ton voyage. » et pouf, je repars mais rarement dans la bonne direction. Vite, je m’égare comme si je revenais de nulle part mais que j’étais allée partout. Ça n’impressionne pas la galerie. Ça prend un certain talent de conteur, de la verve et de la suite dans les idées pour témoigner de son périple. Tant de gens font leur tour du monde que les récits courent les rues et l’auditoire choisit qui courir après. À vrai dire, le moins que je puisse faire pour sauver mon voyage d’une catastrophe oratoire, c’est faire vœu de silence verbal et prendre plutôt la direction des mots écrits.
Au dernier dîner entre collègues retraités, Jocelyne raconte sa croisière en Grèce, son vertige incontrôlable sur les routes sinueuses en montagnes le long d’un ravin. Nous étions suspendus au-dessus de son précipice. Margot relata son voyage en Colombie-Britannique, sa rencontre avec Emily Carr dans la maison natale transformée en musée. On la suivit au parc Stanley parmi les piliers géants que sont les pins de Douglas. Il faut dire que Margot excelle en art oratoire. Même les indifférents tendent l’oreille à ses propos emballants. Jeannine y alla de son périple en Europe de l’Est, un voyage organisé qui l’amena à déambuler dans les rues de Prague. Quand mon tour vint, je me perdis dans les méandres de mon voyage à pied en Espagne. Mes pas se retrouvèrent rapidement enchevêtrés dans la marche des autres. On y allait des dangers de la marche en ville, de la peur de s’aventurer seul dans les sentiers pédestres, des avantages de l’exercice et de l’air pur. Nous nous sommes tous retrouvés dans les sentiers différents portant chacun son havresac de souvenirs et d’émotions plus ou moins chargés. On retourne toujours à son carnet de route personnel. Nous partagions certes le goût du voyage mais chacun sélectionnait son menu. « À chacun son voyage déclare Kenneth White, car l’on y trouve ce que l’on veut; soi-même, les autres ou même rien du tout, juste un changement d’air. » Cette conversation m’a sauvée de la perdition errante.
Je retrouve mon propre voyage dans les mots écrits qui l’évoquent. Loin de moi les exactitudes et les comptes rendus. Je suis plutôt du genre à relater une reconnaissance des lieux avec une résonance des émotions. J’ai tendance à puiser autant dans l’intuition que dans les connaissances. Ça donne des récits hétéroclites et flous. Chaque découverte m’apparaît comme un tableau, une géographie, une histoire. On dirait que je n’arrive pas à photographier avec précision. La lentille se règle sur mes états d’âme et l’observation sur l’œil de mon imagination.
Laisse-moi soulever quelques petits tableaux. Sais-tu ce que j’ai trouvé sur les routes du bout du monde ? Des mûres. Oui des mûres sur deux cents kilomètres, en veux-tu en voilà. Des trop sures, des sucrées, des poussiéreuses, d’autres cachées sous les épines, les inatteignables que je ramenais à l’aide de mon bâton de marche. Des mûres réticentes, rivées à leur socle, des confiantes qui se laissaient cueillir. Elles signaient la couleur d’un lieu, un sentier de désir et d’espoir ou un contact nourrissant. Les mûres permettaient une halte, se prêtaient au partage. Le goût des mûres, un goût de chemin, d’amour, de douceur, de durée aussi comme le prolongement d’une saison. Elles s’enfilaient sur le mouvement rythmé de la terre. Il m’en reste un goût de vivre.
Chaque matin, la magie des départs. Il faisait encore nuit quand nous reprenions la route. Quand la Grande Ourse se pointait, elle me ramenait à ma maison. Mais qu’est-ce qu’elles ont les étoiles à se déplacer d’un pays à l’autre ? Dans le ciel d’Espagne, j’ai souvent croisé la constellation qui veille sur Petite-Rivière-du-Loup. Je me retrouvais en territoire connu sur le sol étranger. La Voix lactée est une rassembleuse. Dans la froidure d’une fin de nuit, je retrouvais la chaleur d’un lieu qui attendait mon retour.
En Galice, les fermes ne sont pas clôturées et les animaux établissent leurs propres frontières. Les poules picorent hors le mur, attrapent les bouts de pain que je lance. Des chats maigres s’approchent et quémandent caresses et nourriture. Quelques vaches prennent le chemin du pâturage guidées par un chien vaillant et habile. Une femme veille sur son modeste troupeau et interpelle chaque vache par son nom. Le rythme du jour s’accorde au pas de la bête. Des hommes et des bêtes engagés sur le même sentier. Les bêtes sont devant, on suit ou on attend dans un profond respect.
J’ai savouré ces instants uniques où je vivais autrement, dans la découverte des Espagnols et de leur façon de vivre. J’ai traversé à pied leur quotidien. Il est devenu le mien. Tant de scènes de simplicité m’ont accompagnée le long du chemin que le retour à Paris fut un choc dès que le train s’engouffra dans la Gare Montparnasse. Mes deux soirs à Paris, je les ai passés confinée dans un hôtel modeste à l’écart des bruits de la ville. L’Hôtel des Andelys, rue des Trois Bornes est un établissement un peu négligé, mais propre. On y pénètre par un vestibule étroit qui s’avance vers un escalier en spiral. Je logeais au quatrième dans une petite chambre qui m’a servie aussi de salle à manger et de bureau. Je m’y suis réfugiée telle une carmélite en son cloître. Calfeutrée entre quatre murs je m’accordais au rythme de la pluie sur le toit, le bruit de mon stylo sur le papier. Je pris mes repas simples en lisant un bon livre acheté chez Gibert Jeune. Je quittai les lieux aux petites heures du matin, dans l’obscurité, telle une taupe sous la terre en m’engouffrant dans la bouche du métro puis du RER vers l’aéroport Charles de Gaule. Chose étrange, c’est dans l’avion filant à huit cents kilomètres à l’heure que je ressentis une étrange immobilité. Le mouvement avait cessé. La marche était terminée. Une petite maison blanche m’attendait et la Grande Ourse au-dessus montait la garde.
Amitiés,
Alvina