Lettre vagabonde – 1er avril 2019
Le lambeau nous plonge au cœur de l’attentat perpétré chez Charlie Hebdo en janvier 2015. Un récit percutant où lambeaux d’existence, lambeaux de chair et lambeaux de passé tissent la toile d’une vie à reconstruire. Miraculeux survivant d’une fusillade et témoin de l’assassinat d’amis et de collègues de travail, Philippe Lançon se livre à une introspection approfondie sur les répercussions d’un événement tragique. Il raconte ses 282 jours d’hospitalisation les raccordant à son enfance, son travail de journaliste, d’écrivain et de lecteur invétéré. « L’enquête sur les traces d’une vie brutalement interrompue est ce qui reste quand la mort a emporté ceux qui nous manquent et ce qui nous laisse en quelque sorte, seul au monde » avoue-t-il. Conscient que l’intolérance, la peur et la haine fabriquent des ennemis, il s’abstient de condamner ses agresseurs. Il écrit : « Comme si ces tueurs n’étaient pas une conséquence désastreuse de ce que nous sommes, de ce que nous vivons. »
Le récit s’enrichit d’une ouverture généreuse et étonnante de la part de Philippe Lançon. S’il raconte un drame, les soins qu’on lui prodigue et les amitiés qui l’entourent, il nous révèle aussi le secret de sa thérapie personnelle. L’apport salvateur de la littérature est un facteur crucial de sa guérison. Dans ce temps suspendu à l’intérieur d’une chambre d’hôpital, il trouvera, à travers les écrivains, les moyens d’agir sur son corps et sur sa vie. « Ni la sociologie, ni la technologie, ni la biologie, ni même la philosophie n’expliquaient ce que d’excellents romanciers, eux, avaient su décrire. » Il met la musique et l’art à contribution. « Le jazz m’avait aidé à vivre, le livre, à ne pas mourir. » Ses lectures incessantes de Proust, Mann et Kafka l’éclairent et le soutiennent. Parmi ses guides : Bach et Velasquez.
Confiné à sa chambre où soins et sécurité lui sont assurés, Philippe Lançon éprouve « un certain bonheur à résider ici sans téléphone, sans télévision, presque sans radio, sous surveillance policière permanente, avec des visites systématiquement filtrées. » Pourtant, son expérience nous mène au-delà des murs vers sa vision du monde, ses convictions et son travail de reporter et chroniqueur. Sa lutte pour la liberté d’expression l’amène à écrire à la fois pour Libération et Charlie Hebdo. Ce dernier journal à faible tirage « permettait de rire de tout, et d’abord de nous-mêmes, en faisant feu de tout bois. » Charlie Hebdo avait lutté pour une société libertaire, féministe et antiraciste. « Ses caricatures choquaient les bien-pensants et s’attiraient leur mépris. Chez les autres, ils suscitaient humour et réflexions. « Personne ne mérite de tuer ou d’être tué pour ses idées », a écrit je ne sais qui. Cela s’applique à toute personne qui s’exprime en assumant la responsabilité de ses propos et non pas aux critiques acerbes et ordurières qui circulent incognito sur les réseaux sociaux.
Le lambeau est d’une facture exceptionnelle. Il sonde notre engagement, si minime soit-il dans la marche du monde. Il accorde une place prépondérante à toute forme de créativité. Si Philippe Lançon attribue un rôle primordial à la littérature, c’est qu’elle procure une ouverture d’esprit au-delà d’une société, d’un pays ou d’une religion. Elle contribue à une meilleure compréhension des êtres et des enjeux fondamentaux auxquelles ils sont confrontés. Habituellement on s’entoure d’amis qui pensent comme nous, on fréquente les mêmes lieux, on assiste aux mêmes événements sociaux et culturels. Quant à la lecture, chacun emprunte les sentiers différents autant par le genre littéraire que par le contenu. L’horizon se dilate, de nouveaux questionnements surgissent.
Comme journaliste Philippe Lançon a parcouru des territoires, rencontré des populations et pris le pouls des combats pour la liberté. Il a également parcouru le vaste domaine de la littérature, de Proust à Houellebecq, des pièces de Shakespeare aux journaux intimes de Katherine Mansfield. Il s’est imprégné d’humanisme donnant à ses lecteurs le droit de s’interroger et de s’exprimer librement.
Le lambeau, un récit audacieux qui soupèse les conséquences de la haine et de la censure tout en déversant de la bonté sur les blessures que s’inflige l’humanité. Un récit authentique, douloureux et magnifiquement élaboré. On en récolte un discernement éclairant sur les relations humaines.
Premier commentaire fait le 23 avril, retrouvé en octobre…
Pour qui fraye dans les urgences des hôpitaux et les salles d’attente, Le Lambeau semble tout désigné pour se faire une tête à propos des soins hospitaliers et de leurs vicissitudes, tu en connais un lot ces derniers temps. Quoi de mieux que de voir pire, ne se sent-on pas chanceux dans sa malchance? Le Lambeau, je suis le dix-septième sur une liste de réservation à la bibliothèque Lisette Morin pour ledit titre, ça doit être bon! Ton propos, Alvina, m’incite à en apprendre davantage sur ce qu’a vécu Philippe Lançon pour regagner confiance en la vie et publier malgré la terreur vécue et le terrorisme lui-même lequel ne va pas s’amenuisant. Voilà un témoignage unique que ta lecture nous rappelle afin de garder en mémoire ce tragique événement qu’est l’attaque du Charlie Hebdo et ceux qui y ont laissé leur peau.
Après avoir lu plus des trois quarts de « Le Lambeau », je repends ta chronique Alvina, une chronique dont j’apprécie la synthèse et la justesse de tes propos tout autant que ta capacité à l’avoir fait avec brio. Lançon est une machine, il a tout lu, me semble-t-il, il fait référence à tant que parfois je me sens appauvri mais je persiste et voit dans sa relation avec ses soignants et gardiens des portes qui s’ouvrent, l’importance de la mémoire pour vivre et guérir. Un récit labyrinthique dans un dédale de souvenirs. Une chronique magistrale vu son objet, plus de 500 pages d’écriture résumées en moins de 700 mots.