Lettre vagabonde – 30 juin 2004
Salut Urgel,
Quelle bonne idée de traverser le Canada en train. Il m’est revenu plein de souvenirs quand je suis allée te conduire à la gare de Matapédia. Cette gare a conservé son caractère au cours des ans. Elle s’est laissé refaire une beauté sans s’affubler des allures de ferraille et de béton qu’ont subit ses semblables. La bâtisse de bois peinte en jaune s’impose, jolie et discrète à l’entrée du village. A l’intérieur, ses bancs de bois et le guichet ancien avec son arche vitrée accueillent les rares passagers. Le chef de gare s’empresse de quitter son comptoir pour les rejoindre sur le banc, histoire de piquer une jasette. Les portes s’ouvrent le soir et très tôt le matin. La grande particularité de la gare de Matapédia, c’est qu’elle est située entre deux voies ferrées. D’un côté elle accueille « Le Chaleur » en provenance de Gaspé ; de l’autre arrive « l’Océan » en provenance d’Halifax. Après l’arrivée des deux trains, le voyageur n’a plus accès au quai. Un seul train repartira en direction de Montréal. Les conducteurs exécutent maintes manoeuvres avant de relier tous les wagons derrière une seule locomotive. Le spectacle en vaut la peine.
De toutes les gares où je suis allée conduire ou chercher des passagers, nulle autre ne m’a paru aussi étrange et féerique à la tombée de la nuit ou avant le lever du jour. Elle invite au voyage, encourage à lâcher prise, à délaisser la voiture ou l’autobus pour se laisser bercer à la cadence de ses rails. Je t’envie de monter à bord du train à la gare de Matapédia pour entreprendre ton périple jusqu’à Vancouver. Lors de ton arrêt de deux jours à Winnipeg, ne manque surtout pas de visiter la maison de Gabrielle Roy sur la rue Deschambault. Ton escale à Jasper t’assure un émerveillement sans borne si tu gambades dans les sentiers de montagnes et explores les lacs avoisinants. La vue offre une vibrante et vivifiante rasade de bonheur.
Que d’améliorations aux services ferroviaires depuis mon premier voyage en train. J’avais douze ans et bien sûr, une grande soeur pour m’accompagner. A quatorze ans je fis mon premier voyage seule de Campbellton à North Bay. Deux expériences à sonder l’audace et le courage car personne n’était venu me chercher à la gare, à cause de malentendus. Malgré ces aventures, la passion du voyage par chemin de fer s’incrusta dans mes veines.
Mon imaginaire s’alimentait de romans d’auteurs russes. Je lisais beaucoup Troyat à cette époque. Le froid, l’inconfort, le manque flagrant de services et les retards me donnaient l’impression d’être montée à bord du Transsibérien. Je bravais, comme les héros des romans, les tempêtes du désert blanc qui paralysaient le train sur la voie durant des jours. Mon imagination transformait l’Océan roulant sur les rails du Canada au Transsibérien traversant la Russie. Au lac Matapédia, se substituait le lac Baïkal. Les poudreries de Kamouraska faisaient place au vent glacial de la Sibérie. J’arrivais à retirer plaisir à mes mésaventures. Les deux pieds glacés sous le banc n’étaient rien comparés à la faim et au froid que subissait l’héroïne de Troyat.
Les trains se sont modernisés. Ils offrent un confort des plus sophistiqués. Avec sa voiture panoramique, ses sièges inclinables, ses couchettes pratiques, voyager en train c’est se laisser transporter par un plaisir qui dure. Je conseillerai à qui veut vivre une aventure inoubliable d’entreprendre le voyage de Matapédia à Gaspé. Le train longe la rivière Matapédia puis la Restigouche telle une chenille tant les rails ondulent au gré des cours d’eau. Il frôle les caps, surplombe les falaises à Caplan en donnant l’impression de sillonner la mer sur un grand vaisseau. A Port-Daniel, il pénètre dans le seul tunnel creusé de mains d’homme. « Le Chaleur » traverse de petits villages où certaines gares anciennes subsistent encore et racontent l’histoire du chemin de fer. A Barachois le train enjambe les marais et les barachois en roulant sur de petits ponts de bois qui le font chanter.
Le train transforme sa passagère en aventurière. Le rythme régulier de son roulis apaise l’âme et berce plus d’un rêve. La fenêtre devient un écran géant par lequel défilent non seulement le paysage mais des bribes de sa propre vie. On se croirait au pays de la lenteur, sans soucis ni responsabilité. Il importe d’insérer dans ses bagages un bon livre pour meubler les moments d’obscurité. Pourquoi pas ajouter une plume ou un stylo et du papier. Avec le regard pénétrant, la curiosité aiguisée et le sens d’observation développé, chacun saura faire provisions d’images et d’émotions à retranscrire sur les pages blanches.
A l’heure qu’il est « Le Canadien » doit te transporter à travers les longs tunnels des Rocheuses. Ton trajet époustouflant me fait rêver de départs. Tant de pensées défilent avec les paysages quand on parcourt le pays en chemin de fer. J’ai hâte de lire ton carnet de voyage.
une mordue du rail,
Alvina