Lettre vagabonde – 21 novembre 2007
Cher Urgel,
Laisse-moi encore t’entretenir des fenêtres, celles qui donnent sur l’intérieur cette fois. Les yeux sont constamment sollicités par les fenêtres le long du parcours habituel ou pendant les voyages. Les multiples visages d’une ville ou d’un village se découvrent à travers vitres et vitrines; elles en donnent le pouls. Les fenêtres cachent ou révèlent le dénuement ou l’abondance et toutes les facettes du quotidien.
Marcher dans les grandes villes donne l’impression que les fenêtres ont été inventées dans le but de capter le regard plutôt que la lumière. De l’indispensable au superflu, des nouveautés aux antiquités la traversée de tous les goûts passent par les vitrines des commerces. Parcourir les rues commerciales à pied favorise la découverte non seulement des marchandises mais également des valeurs et des coutumes de la population. Les vitrines sont des miroirs qui reflètent un mode de vie. C’est à qui exposera le plus grand nombre de produits de consommation, les indispensables au bonheur, à la longévité, à une vie absente de soucis. La pharmacie affiche ses remèdes miracles qui enrayeront maladies, souffrances et vieillissement. Par la fenêtre
de son studio, le photographe expose des photos d’enfants comblés, des familles unies et rien que des événements heureux. Les boutiques de vêtements offrent en vitrine leurs mannequins à la taille disproportionnée et démesurée portant des habits parfaits. Il faudrait être mannequin à son tour pour que le miroir de la salle d’essayage nous renvoie la même image. Impossible de passer au peigne fin chaque vitrine qui étale en trompe-l’œil et en guet-apens le bonheur à portée de tous.
À chacun sa vitrine que je me dis. Celle de la librairie me convient tout à fait. C’est là que je m’attarde, que les mots attendent. C’est là que les écrivains naissent et renaissent. Une vitrine de librairie donne sur les immortels, même ceux à venir. J’y retrouve une vieille connaissance qui vient tout juste d’arriver, essoufflée sous sa couverture éclatante pour rattraper la rentrée littéraire. La vitrine d’une librairie englobe toutes les autres vitrines entre ses pages. Les aliments s’y conservent plus longtemps, les vêtements ne s’y usent pas et le temps dure indéfiniment. Pourtant aucune vitrine ne t’offrira à la fois autant d’actualité et d’ancienneté ni autant de provisoire et de durable. C’est souvent devant cet univers de papier que les amis s’impatientent en m’attendant. Il vaut mieux poursuivre la marche.
Une balade à pied favorise la découverte d’une ville. Du simple lèche-vitrines à l’exploration exhaustive, les fenêtres bavardes et expressives se racontent. Il n’y a pas que les vitrines animées des commerces et des marchés pour relater l’histoire des lieux. Les hôpitaux cachent derrière ses fenêtres la fragilité d’une vie et telles les fenêtres barricadées des prisons, nous renvoient à notre inestimable liberté et notre chance indéniable d’être à l’extérieur. Il y a des fenêtres qui s’ouvrent sur l’espoir, le bonheur aussi, comme un refuge accueillant. D’autres laissent filtrer la misère ou le malheur. Dernièrement trop de vitres placardées de bois ou de papier dénoncent la perte d’emploi, le malaise économique et l’exode d’une population.
Rouler sur les routes de campagne mène aussi aux découvertes, particulièrement le soir. Les fenêtres éclairées laissent voir à l’intérieur des domiciles des gens vaquant à leurs affaires. Les stores encore ouverts sur la nuit démontrent une confiance exceptionnelle et une ouverture sur le monde. D’autres ne laissent filtrer qu’une lumière discrète derrière les rideaux et protègent ainsi leur intimité. Parfois plusieurs maisons abandonnées aux fenêtres barricadées sèment un certain malaise. Je ne voudrais pas que la voiture tombe en panne en ces endroits désertés. On dirait que les regrets et la misère rôdent par-là tels les fantômes autour des maisons hantées de mon enfance.
Il existe d’autres regards dont j’ose à peine parler, ces coups d’œil curieux, indiscrets à travers les fenêtres des demeures privées. Pourtant, c’est à travers une telle fenêtre que j’ai rempli d’imagination mes jours ordinaires. À l’époque j’étais étudiante à Fredericton. En fin de soirée, je marchais la ville, surtout du côté des anciennes demeures loyalistes sur Waterloo Row. Une seule fenêtre a réussi à soutenir le rêve, ramoner l’espoir et transformer une simple marche en aventure. Cette fenêtre-là donnait sur un salon aux murs recouverts de rayons de bibliothèque. Un homme aux cheveux blancs, lisait dans son fauteuil dans la pièce vivement éclairée. Je m’arrêtais et j’observais le lecteur entouré de tant de livres. Je restais là longtemps à contempler l’homme qui aimait les livres. Je rêvais d’être à la fois le lecteur, le livre et l’auteur. De la fenêtre d’une demeure sur Waterloo Row m’est venu l’idée que la véritable lumière qui éclairerait ma vie ne pouvait venir que des livres.
Au fond Urgel, l’image que nous renvoie une fenêtre n’a de réelle que ce qu’elle réveille en nous.
Amitiés,
Alvina