Mon voyage avec Gabrielle Roy

Lettre vagabonde – 14 octobre 2018

 

Gabrielle Roy a déployé dans ses livres une cartographie géopoétique du territoire manitobain au milieu du XXe siècle. En reste-t-il des empreintes?
À quatre, nous avons entrepris un pèlerinage  au Manitoba. Gabrielle Roy sera notre guide. Poussés par la fiction autant que par les rêves, nous suivrons ses traces. Six des œuvres de Gabrielle Roy portent des noms de lieux. Mouvance, déplacements à pied, en voiture et en train parsèment son œuvre. À sa manière Gabrielle Roy est un écrivain voyageur dont j’ai voulu emprunter le parcours afin d’explorer les mille facettes du Manitoba. Comme écrivait Ella Maillard « Lire, c’est bien, mais il est mieux d’aller voir. »

À l’aéroport de Winnipeg, on récupère la voiture de location qu’on baptisera Altamont. Afin de rejoindre notre logement, nous traversons Winnipeg puis Saint-Boniface maintenant fusionnée à la capitale. La circulation dense ralentit le trajet. Je braque les yeux sur les devantures des établissements, leur architecture et leurs panneaux. J’observe les passants aussi affairés qu’en toute ville populeuse. En traversant le pont Provencher au-dessus de la rivière Rouge, les visages du quotidien de Gabrielle Roy s’affichent d’emblée. Apposées sur les édifices, des enseignes en français, des noms de rues familiers, tant l’auteur a su, par les mots, nous en projeter les images. Je pénètre ses récits et reconnais les lieux qui l’ont façonnée. Elle les a rendus si vivants qu’ils refusent de se laisser ensevelir sous le rouleau compresseur du progrès.

Dès le lendemain, notre guide nous mènera hors de la ville, sur le territoire de ses ancêtres. « ces petites routes au fond du pays que nous appellerons routes de sections, et nulles ne semblaient mener plus loin et aller nulle part. » Un premier arrêt au village de Carman, deux femmes revêtues de longues jupes noires et de coiffes blanches encadrent un groupe de jeunes écoliers. Ce sont des Mennonites, descendants d’immigrants de la première heure. Architecture, vêtements, nourriture et comportements sont autant de symboles qui affichent nos différences.

Ancien territoire des glaciers, le Manitoba en porte la marque. Pays plat, espace infini où ne subsistent à l’état actuel que brins d’herbes et broussailles sur le crâne chauve de la terre. De longs rubans d’asphalte se déroulent sans fin à angle droit formant des quadrillés géants à en perdre tout sens d’orientation.
Gabrielle Roy interroge : « Connaissez-vous les petites routes rectilignes, inflexibles qui sillonnent la Prairie canadienne et en font un immense quadrilatère? » Peu après le village de Miami, se dressent à l’horizon de modestes collines. Preuve que nous sommes en direction d’Altamont.

L’atmosphère est fébrile dans la voiture. Quatre paires d’yeux scrutent alentour à la recherche de la montagne Pimbina, l’unique. Et voilà que « de petites collines se formèrent de chaque côté de nous; elles nous accompagnèrent à une certaine distance, puis tout à coup se rapprochèrent, et en elles nous fûmes complètement enfermées.» Un panneau indique Altamont. On s’y prend en photos. Gabrielle Roy disait déjà de ce village « un curieux petit coin à moitié mort depuis longtemps. » L’Altamont d’aujourd’hui lui donne toujours raison. L’hôtel, un peu délabré ouvre ses portes quatre jours semaine. On tombe sur un jour de fermeture. C’est le genre d’établissements qui hébergent encore routiers et aventuriers. L’hôtel conserve son attrait telle une relique du temps jadis. À l’intersection suivante, « nous apparut un petit hameau se donnant l’air d’un village en montagne avec ses quatre ou cinq maisons agrippées à des niveaux divers au sol raboteux, sur l’une d’elle brillait la plaque rouge de la Poste. »
C’est pourtant une plaque défraîchie accolée à un semblant de hangar qui attira l’attention de Suzanne, la plus observatrice d’entre nous.

L’une de mes plus belles rencontres aura lieu dans ce minuscule bureau de poste désert lors de notre irruption. Voici que surgit de sa cuisine la maîtresse de poste Donna Fortier. Je finirai par poster de là un petit mot à mon ami Urgel. Donna s’empresse de me procurer papier, enveloppe et timbre avant de disparaître dans son logis. Elle revient avec une épinglette d’Altamont qu’elle m’offre fièrement. Riches conversations et chaleureuses accolades en partage avant de quitter à regret une maîtresse de poste accueillante et affectueuse. J’inscris au fond de moi mes propres pages de la route d’Altamont.

À peine retournés sur la route principale qu’un tourbillon de poussière, tel un cyclone fonce sur nous à travers champ. Cette girouette virevolte vers le soleil avant de s’évanouir à une centaine de mètres de nous. De fréquents nuages au sol se transformeront en ballons poudreux le long du parcours. C’est typique des plaines tout comme ces anciens élévateurs à grains, usés par le temps, rejetés par le progrès, qui résistent et dominent le paysage. La région des collines se répand en vastes champs et routes interminables. Ce gigantesque damier faiblement ondulé cache les villages où vécurent les grands-parents de l’écrivaine et leur famille. Le village de Saint-Léon nous accueille en sa petite église de bois aux vitraux colorés. Son cimetière entretient la mémoire des anciens habitants dont Milena Landry, mère de Gabrielle. Un chemin traversant la réserve des Premières Nations Ojibwé mène à Saint-Léon. Le village natal de Léon Roy est déserté par la majorité de ses résidants. L’école a dû fermer ses portes en 1996. La modeste localité de Cardinal où l’écrivaine a enseigné et qu’elle se remémore ainsi « ce village où je passai pourtant une des années les plus marquantes de ma vie… » ne conserve aucune trace de ce que racontait son autobiographie. C’est de là qu’elle montait chaque fin de semaine dans le train qui, quinze  minutes plus tard, la laissait à Sommerset. De là, ses cousins l’emmenaient en buggy à la ferme de son oncle. Je laisse mon imagination reconstituer le séjour de la jeune enseignante. Elle écrit : « Le village rouge et moi-même, nous gagnions à nous connaître. Moi, je lui donnais tout de même un peu de cet imprévu, qu’il aimait plus que tout au monde. »

Deux jours plus tard, on entreprit notre deuxième expédition. Elle menait vers le nord du Manitoba où se situe La Petite Poule d’Eau, l’un des romans les plus touchants d’humanité. Jamais on aurait cru que de choisir nos destinations d’après le parcours de Gabrielle Roy nous mènerait à découvrir tant de pays. Cinq cent cinquante kilomètres séparent Winnipeg de la Petite Poule d’Eau, officiellement Waterhen. « Ce pays du Nord, de grêle et d’immenses forêts et lacs aussi immenses, ce pays d’eau et de petits arbres » écrit-elle. Pays de troupeaux de bisons et de bœufs errants dans les champs sans enclos, sans habitations alentour comme abandonnés de leurs propriétaires. Plus loin, autour des maisons et des fermes délaissées s’entassent roulottes, voitures rouillées et tas de ferrailles.

Nous poursuivons notre chemin en lisant l’univers manitobain des deux côtés. Tout comme Gabrielle Roy, je prends le pouls des lieux. « La Petite Poule d’Eau est une contrée sauvage… sauvage par sa végétation et son climat, c’est un pays toutefois hautement humanisé. » Nous en aurons la preuve en s’arrêtant devant une jolie église ukrainienne aux abords de la route. Un homme est à réparer la clôture. C’est Pete Didychuk. Ukrainien d’origine et conteur plein d’entrain, il nous réconcilie avec la région. Il raconte l’histoire de l’arrivée des premiers immigrants, les Ukrainiens. L’arrivée des  Belges plus tard perturbera leur existence. Résidant de Rockerton, il justifie à lui seul les propos de Gabrielle Roy sur cette ville. « Il y avait tant de bonnes gens ainsi sur la surface de la terre, on s’arrêtait pas d’en rencontrer. » Pete Didychuk pointe en direction du cimetière : « C’est là que reposent la plupart de mes amis. Et les jeunes sont partis, les anciens s’accrochent au passé.» Une rencontre mémorable teintée de nostalgie.

Le chemin asphalté se transforme en route de terre avant d’atteindre Waterhen, une réserve indienne. Un pont enjambe la rivière. À droite, une île, l’île Gabrielle Roy ainsi nommée officiellement en son honneur. Je suis émue. À l’entrée du village, le magasin général. Des gens accueillants nous indiqueront une route nous rapprochant de l’île. Et l’imagination fait le reste du trajet. Je revois la famille Toussignant bien ancrée dans ses valeurs : s’instruire, connaître, aimer. » Il m’a fallu rentrer au bureau de poste du village, un genre de hangar ouvert pour y retirer son courrier, mais fermé pour les affaires. J’y ai posté une carte postale en pensant à la boîte aux lettres des Toussignant, « leur boîte aux lettres, au creux d’un vieil arbre gelé à mort. » Les habitants de Waterhen se disent heureux de vivre en paix sur le vaste territoire au gibier abondant. Y chasse-t-on encore les craintives petites poules d’eau?

Au retour, on s’arrêtera à Dauphin où « le chemin de fer solitaire reliait toute cette brousse à la petite ville de Dauphin. » La magnifique gare est devenue en partie un musée comme celle de Winnipeg. Les rails rappellent tant de voyages heureux ou contraignants menant vers tous les inconnus.

À Saint-Boniface, la rue Deschambault s’avère le point culminant de notre pèlerinage. Nous sommes en quelque sorte rendus à destination. « Le bonheur de ma vie me vient peut-être pour une bonne part d’être née rue Deschambault. » Un de ses titres le justifie : Ma petite rue qui m’a menée au bout du monde. Dès que j’eus pénétré dans la maison-musée, je me sentis en pays familier. Il me tardait d’atteindre le grenier. « J’allais encore souvent dans mon grenier… Qu’allais-je faire là-haut? J’avais seize ans, peut-être, le soir où je montai comme pour me chercher moi-même. Que serais-je plus tard?… Que ferais-je de ma vie? […]  J’ai vu alors, non pas ce que je deviendrais plus tard, mais qu’il me fallait me mettre en route pour le devenir. » « Ainsi, j’ai eu l’idée d’écrire. Quoi et pourquoi je n’en savais rien. […] N’ayant rien encore à dire… je voulais avoir quelque chose à dire… »

Grâce à tout ce qu’elle avait à dire, Gabrielle Roy a balisé les chemins enfilés au cœur du Manitoba. Ses œuvres ont stimulé mes réflexions, suscité ma curiosité et provoqué mon étonnement. Elle a rendu familiers ces étrangers croisés durant le voyage comme si elle avait déjà fait les présentations. Elle m’a incitée à aller vers ces gens, apprendre de nos différences et reconnaître nos similitudes. En empruntant ces paroles-ci concernant sa rue, je lui témoigne ma gratitude. « Elle m’a donné à aimer son autre monde, parfois heureux, si souvent malheureux, que l’on appelle humanité. »

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