Mais qui donc est responsable ou un tête-à-tête avec Maximilien Aue

Lettre vagabonde – 7 mars 2006

Cher Urgel,

Fixés aux murs des édifices publics, à l’intérieur des commerces et des institutions, des écriteaux affichent : Nous ne sommes pas responsables. » Pas responsables des vols, des pertes, des blessures… Une hiérarchie de voix répète les mêmes propos au téléphone ou derrière un comptoir. Tenter de trouver une personne responsable s’avère une aventure épuisante et exaspérante. Ça provoque même le syndrome de la rage au téléphone ou au comptoir. L’irresponsabilité : le Babel de toutes les confusions.

Tout le monde est bien sûr bien intentionné sur le bien-fondé et les bienfaits de son matériel, de ses services, de sa théorie ou de son idéologie. Chaque idée part d’une bonne intention. Le philosophe Alain nous prévient : « Rien n’est plus dangereux qu’une idée quand on n’a qu’une idée. » Tous les enfers sur terre semblent partir d’une idée dénommée pour la cause « idéologie. » Voilà où m’entraîne la lecture de Les Bienveillantes de Jonathan Littell.

Les Bienveillantes, neuf cents pages tricotées serrées, sans espace pour aller flâner ailleurs vue la rareté des paragraphes et le nombre limité de chapitres. Un livre lourd à manier comme la guerre, long comme l’histoire de la bêtise humaine. Jonathan Littell nous entraîne dans l’histoire de la Deuxième guerre mondiale par le récit intime de Maximilien Aue.

Maximilien est un Allemand qui a étudié le droit et l’économie politique. Il aurait souhaité faire de la littérature et de la philosophie. Au sein de l’armée, il joue dans la mathématique; il comptabilise des données et propose des mesures appropriées dans ses rapports. Il œuvre sous les SS, intégré au programme de la « Solution finale de la question juive, euphémisme pour « programme d’extermination des Juifs. » Max adore la musique classique, les auteurs français et aime la seule femme qui lui est interdit d’aimer. Max force le lecteur à le suivre dans les soubresauts de sa conscience. Un plaidoyer prenant qui mérite qu’on l’écoute jusqu’au bout.

Je laisse Maximilien te persuader de la valeur de son récit : « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé. On n’est pas votre frère, rétorquerez-vous et on ne veut pas le savoir. Et c’est vrai qu’il s’agit d’une sombre histoire, mais édifiante aussi, un véritable conte moral, je vous assure. Ça risque d’être un peu long, après tout il s’est passé beaucoup de choses, mais si ça se trouve vous n’êtes pas trop pressés, avec un peu de chance vous avez le temps. Et puis ça vous concerne : vous verrez bien que ça vous concerne. » Max est sorti de la guerre vide, amer et honteux. En temps de guerre, on perd des droits dit-il : « celui de vivre et le droit de ne pas tuer. »

Que ce soit le soldat, toi ou moi, nous faisons, en connaissance de cause, par croyance, obéissance ou soumission ce que l’on accepte comme devoir, que l’on croit nécessaire et inévitable malgré les horreurs qui s’ensuivent. Tant de personnes décident et dictent ce que nous avons à faire que nous ignorons qui est responsable de l’exécution d’une tâche. Selon Maximilien Aue, « Hitler n’est qu’une outre gonflée de haine et de terreurs impuissantes. » J’ajouterais Bush et même notre guerrier idéologiste en herbe, Stephen Harper. Ce sont les citoyens ordinaires qui approuvent et qui exécutent les ordres, ce sont eux les dangereux prédateurs. « Le vrai danger pour l’homme c’est moi, c’est vous » ajoute Max Aue.

Lorsque Hitler, dans un discours, a félicité ses chefs militaires de l’extermination des Juifs, des handicapés et des vieillards supprimés, chaque membre présent, exécuteur de ses volontés, devait dorénavant en assumer la responsabilité. Voilà pourquoi au procès de Nuremberg, ces hommes ont nié être présents lors du fameux discours d’Hitler.

Je suis d’accord avec Maximilien : « Vous savez bien que ça vous concerne. » Quand l’idéologie de l’un devient la croyance des autres, de là à créer des abattoirs pour humains, il n’y a qu’un pas. Au plus près de nous l’Irak et tout contre notre inconscience, l’Afghanistan. La bonne conscience, c’est avoir les mains pas plus sales qu’un autre. L’écrivain antisémiste, Louis-Ferdinand Céline déclarait : « Quand la haine des hommes ne comporte aucun risque, leur bêtise est vite convaincue, les motifs viennent tout seuls. »

Maximilien affirme que nous sommes bénis si nous sommes nés dans un pays où personne ne tue les femmes et les enfants et que personne ne vous demande de tuer les femmes et les enfants des autres. Jean Rostand, ce grand biologiste que j’admire écrivait : « On tue un homme, on est un assassin. On tue des millions d’hommes, on est un conquérant. On les tue tous, on est un dieu. »

Après Les Bienveillantes impossible de demeurer neutre et impassible. Max Aue n’a pas réussi non plus. La neutralité comme l’indifférence, c’est bon pour les affaires mais fatal pour l’humanité. Lorsqu’on nous sert la peur comme appât, on se laisse attraper par l’idéologie. Et une idéologie n’est toujours qu’une propagande manipulatrice pour donner aux uns le pouvoir de prendre des choses aux autres au prix de leur liberté, leur dignité et leur vie. Mais voici que je m’emporte. Si tu avais passé vingt-cinq heures en tête-à-tête avec Max, remarque que tu ferais de même. En lisant, j’ai cru descendre aux enfers avant de réaliser que j’étais toujours sur terre.

Je ne regrette pas ma rencontre avec Maximilien Aue. J’en remercie Jonathan Littell et lui en suis très reconnaissante. Max aurait pu être Canadien, Américain ou Juif d’Israël. Il aurait peut-être fait la même chose, même s’il voulait faire de la littérature. Pour répondre à Max en quelque sorte, j’ai retiré de mon rayon de poésie Paroles de déportés, des poèmes et dessins retrouvés dans des camps de concentration. Un poème poignant intitulé « Wagons » contient ce vers : « Je veux vivre, je veux vivre, je veux vivre, » Et toi? Max a raison. Ça me concerne.

ta bienveillante

Alvina

 

 

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