Marcher sur la croûte

Lettre vagabonde – 19 mars 2013

Au mois de mars, j’acquiers un pouvoir démesuré, une souveraine liberté; marcher sur la croûte. Quelques jours du mois rassemblent les conditions idéales pour la formation de la neige durcie. Une pluie abondante suivie d’un temps froid doit recouvrir la neige sans l’ajout d’une autre chute. Je chausse alors mes bottes de sept lieues pour me lancer en pleine nature, sillonnant en tous sens, hors de tout sentier battu, un univers habituellement inaccessible. Le marais, les forêts enchevêtrées de broussailles et de chablis, les cours d’eau et la caillasse sont enfouis sous une plateforme solide comme le roc. Ni ski ni raquette aux pieds, les pas libres comme l’air.

Je redeviens l’enfant à qui on donne accès à un terrain de jeu aussi vaste que son imagination peut le supporter, imprévisible et inépuisable. Marcher sur la croûte, c’est devenir navigateur sur l’océan infini, aigle des montagnes, Robinson Crusoé sur son île ou le Tartarin de Tarascon d’Alphonse Daudet. Et comme la poète Françoise Bujold, « je me laisse redevenir sauvage. »

Le temps doux qui a précédé a dégagé des parfums de sève, les animaux ont laissé leurs empreintes fossilisées et agrandies démesurément. En avançant parmi les arbres je découvre un tronc sculpté par un grand pic, un autre tissé de champignons ondulés. Un vieil arbre rompu et ridé avance ses grands bras maigres vers le bleu du ciel. Des traces de lutte, de survie, de résistance s’étalent autour de moi. Il y plein de vie là-dedans.

Des amoureux de la nature sont prêts à payer des forfaits onéreux pour accéder à l’hiver, à sa froidure et à son silence. Ces conditions se raréfient. Sylvain Tesson le confirme dans son récit Dans la forêt de Sibérie. « Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus chers que de l’or. »

Derrière chez moi dans les champs, la forêt et la montagne, je n’ai crainte de rencontrer âme qui vive à moins que des amis m’accompagnent. Mais où se terrent donc les gens? J’ai l’impression de vivre l’expérience de Mike Horn qui a parcouru à pied, en bateau et en kayak un voyage de près de deux ans autour du cercle polaire. Il a traversé en solitaire le Groenland, les territoires canadiens, américains et russes.

Pour qui aime la nature, le magnifique récit de Mike Horn intitulé Conquérant de l’impossible vous mènera aux confins de l’aventure sur des territoires quasi désertiques. Même s’il a aperçu plus de caribous, d’ours polaires et de loups que d’humains, il écrit : Faute de terres vierges à découvrir, c’est le territoire humain que j’explore. »

Que l’on revienne d’un séjour de six mois en Sibérie, d’une randonnée d’un jour sur la neige croûtée ou d’une expédition de deux ans autour du cercle polaire, c’est toujours vers les êtres humains que l’on revient. À chaque retour, on veut raconter pour encourager d’autres amoureux de la solitude et du silence à s’aventurer au cœur de la plus belle demeure qui soit.

Nous devons à la nature de nous héberger, nous nourrir et nous protéger. Pourquoi ne pas faire plus ample connaissance avec elle, s’y laisser apprivoiser? Chaque saison nous réserve de nouveaux sentiers, d’étonnantes découvertes. Nous y raffermissons les muscles et le moral, nous récupérons une manière d’être qui nous fait défaut dans notre enclos bruyant transformé souvent en piste de course. Une randonnée sur la croûte pour s’alentir et faire provision de silence et de liberté.

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