Lettre vagabonde – 31 octobre 2013
À une époque où aucun maillon de la chaîne ne semble lier l’individu à ceux qui l’ont précédé, où la rupture entre générations semble aller de soi, il est bon de lire Le chien d’ombre. Ce roman témoigne de la filiation inéluctable entre les ancêtres et leurs descendants. Le chien d’ombre cherche et trouve les liens qui unissent une génération à la précédente et resserre les liens avec la suivante. Rachel Leclerc explore la mémoire, là où le passé fut déjà l’avenir de quelqu’un qui a donné naissance à l’être du présent. Le personnage de Richard relie ces vies d’avant et d’après.
Les générations se suivent telles des vagues, l’une surgissant après le retrait de l’autre, mais l’ensemble donne à l’océan son perpétuel mouvement. Chacune a son rôle, son histoire et exerce une influence indéniable sur les autres. C’est cette histoire que raconte Le chien d’ombre. Une histoire de famille enrobée dans ses secrets que l’on cherche à extirper de l’obscurité à coups de rencontres et de souvenirs. La raison y perd de ses droits au profit du caractère empirique.
Des fantômes se taillent une place, témoignent d’un passé d’où ils extirpent les secrets comme des pépites d’or enfouies sous la terre. La réalité ne se confirme pas au rationnel, elle rejoint l’univers fascinant de la fabulation. Des fragments de vie se juxtaposent grâce à des voix mystérieuses. Richard rencontre Georges par l’entremise de Joachim le grand-père. La vie se tisse à tous leurs temps.
Au cours du roman, nos sens sont aux aguets. Le style nous charme. L’émotion est forte et soutenue, l’intrigue sobre mais constante. Les embranchements sont multiples et se raccordent à nos sentiments par la richesse de l’écriture poétique de Rachel Leclerc. La romancière ne peut se dépouiller de sa force poétique. Des phrases comme celle-ci le démontrent : « À cheval sur l’avenir, il pourchassait la misère avec une grande lame aiguisée par ses soins et trempée dans l’orgueil de son nom. » Ou encore, « Il pense aussi à lui-même, à eux, à des humains lancés dans le paysage et dévorant le temps, mordant l’air, hantés, vociférant sur le port et geignant la nuit sous les combles. »
L’auteure mêle la légende à la vérité et rejoint Carl Jung qui écrivait : « … il est important et salutaire de parler de ce que l’esprit ne peut saisir, telle une bonne histoire de fantôme, que l’on écoute au coin du feu, en fumant sa pipe. » Et encore de Jung, « il y a des faits que nous ignorons et qui pourtant influencent notre vie, et ce d’autant plus qu’ils sont inconscients. »
La mort peut nous apprendre à vivre soutient Rachel Leclerc. Les morts y sont peut-être pour quelque chose. On peut croire ou ne pas croire aux fantômes, mais l’idée même de leur existence peut embellir notre vie. Le rêve n’est-il pas peuplé de fantômes? Et si ceux de la romancière s’avéraient être apparentés aux nôtres et nous aidaient à supporter l’existence et par extension mieux en saisir le sens?
Le chien d’ombre ressemble dans ses pages une grande famille silencieuse et l’invite à prendre la parole. Les personnages, porteurs des « âmes ancestrales » meublent l’inconscient, revivent comme des vérités enchevêtrées dans les légendes. Rachel Leclerc donne ici un roman audacieux où son talent incontestable ose raconter une histoire à la fois invraisemblable et crédible.
À l’auteur le dernier mot. « Il est vrai que les récits de famille relatent des événements auxquels tous n’accordent pas le même signification. Alors que certaines gens y trouvent les responsables de leur revers de fortune et de leur malheur, […] d’autres au contraire fuient leur propre histoire comme la peste, ils ne savent pas tirer la leçon des circonstances ni les relier entre elles. Malgré ce qu’en pensent les uns et les autres, il ne faut pas négliger ces histoires, elles ont un pouvoir qu’il t’appartiendra de découvrir. »