Lettre vagabonde – 5 avril 2006
Cher Urgel,
Devant un plat d’œufs et de bacon, le petit déjeuner me laisse plutôt indifférente. Face à un croissant ou un bout de baguette tout frais de chez le boulanger, s’aiguisent ma sensibilité et mon imaginaire. Des croissants et des baguettes, je m’en suis nourrie à satiété parmi les pages des livres d’auteurs français qui ont meublé mon existence.
Si le poulet bien doré nappé de sauce servi avec pommes de terre en purée transcrit l’histoire de mon enfance, le pain baguette, les croissants et le fromage ont élu domicile en l’imaginaire dès que me sont tombés sous la main des livres dont le récit se déroulait en France. J’ai savouré autant de quignons de pain que de bols de gruau, mordu dans des morceaux de fromage comme dans des pommes, les uns me nourrissant l’imagination, les autres le corps. Mes yeux ont grignoté autant d’éclairs au chocolat, de babas au rhum, de feuilletés, de chaussons et de millefeuilles que j’ai goûté de gâteaux au chocolat, de tartes aux raisins, aux fraises ou à la rhubarbe. J’ai goûté à l’Hexagone bien avant de m’asseoir à sa table.
J’ai pris goût à la France à travers les mots. C’est la littérature française qui m’a familiarisée avec sa nourriture, sa culture et ses coutumes. « Les Malheurs de Sophie » furent parmi mes premiers bonheurs. Si Sophie était souvent privée de dessert, je les savourais à satiété. La collection Signe de piste, suivie de Jules Vernes, d’André Gide, Zola et de Françoise Sagan valaient bien Marcel Pagnol, Jean Giono, Romain Gary et Christian Signol. L’œuvre de Simone de Beauvoir, la poésie de René Char et les lettres de Van Gogh m’ont initiée à de multiples facettes d’une société qui continue d’exercer sur moi une grande influence. Avec les écrivains, j’ai parcouru villes et villages et me suis frottée aux idées, à la nourriture et aux mœurs.
Lors de mes voyages en France, je retrouve des amis et fais aussi de nouvelles connaissances. Chacun me dévoile son coin de pays à travers la nourriture. Le camembert de Normandie, le beurre de Bretagne, les fraises de Plougastel, les pommes de terre de Noirmoutiers et la mâche nantaise me furent présentés comme des aliments incontournables. On mange très bien en Bretagne. Chaque culture a son histoire et surtout son goût unique. Dans le Sud, on m’introduit aux oignons de Lézignan, les fraises, les garriguettes, le cassoulet et la tartiflette. Le fromage de chèvre est à l’honneur. Le thym et le romarin poussent un peu partout à l’état sauvage. On les mêle à toutes les sauces.
Il reste que c’est le pain qui persiste à donner le ton au goût des Français. C’est souvent la file devant la boulangerie. Les uns sortent avec des baguettes, d’autres des flûtes ou des ficelles ou une miche. Dans mes recherches, les statistiques de 1990 dénombrent en France 40 000 boulangeries. Les boulangers cuisent trois millions de tonnes de pain par an. On peut bien lui donner une place de choix dans la littérature.
Lors de la randonnée de dimanche dans les montagnes de l’Orb, les vingt-trois randonneurs sont devenus des spécialistes de la flore et de l’histoire pour moi. J’ai découvert l’ail des bois, les poireaux et la ciboulette sauvages, un chardon à fleurs jaunes dont le jus de la tige élimine les verrues. La grande fleur plate appelée communément cardabelle est l’emblème du Larzac. Elle sert de baromètre et se replie à l’annonce d’un mauvais temps. Je peux reconnaître l’asphadelle, le pin d’Alep et le chêne vert. On m’a conseillé sur le choix des légumes frais à acheter au marché. C’est déjà la fin des brocolis et des petits pois mange-tout. Prochainement on pourra se procurer les fameux oignons doux à consommer crus. Il paraît que l’espèce est unique et ne pousse que dans l’Hérault.
La randonnée parcourait le chemin de Saint-Jacques de Compostelle sur douze de ses dix-neuf kilomètres. Nous avons cherché en vain la coquille Saint-Jacques qui doit être gravée sur la façade des églises le long du parcours. Les sentiers montaient en chapelet au sommet d’une montagne pour redescendre vers Joncels avant de remonter vers les monts d’Orb et rejoindre plus bas Lunas d’où nous étions partis. Nous avons pris notre déjeuner, bien installés sur un muret ou sur des pierres tombées d’une ancienne ferme en plein soleil du midi. Les randonneurs sont généreux et distribuent café, bouillon, gâteaux, saucisson et fromage comme si nous étions tous invités à la même table. Je constate que c’est avec les marcheurs que je m’intègre le plus naturellement au pays. La nature possède le don de nous rendre égaux et confiants.
David Le Breton affirme que « marcher dix jours avec quelqu’un, c’est vivre dix ans avec lui. » Marcher avec quelqu’un, se rejoindre par le pas et les mots crée une espèce de complicité. La marche mène vers les confidences comme si elle était liée à la parole autant qu’au silence. Marcher m’apprend à ne posséder que la route et des parcelles d’histoire des compagnons de marche. Si la fatigue nous fait taire dans les montées, le soulagement déverse son flot de paroles dans les descentes. Même qu’un chœur s’est improvisé pour chanter « Le phoque en Alaska » et « C’était un p’tit bonheur. » J’en ai eu le cœur tout chaviré.
Il est sorti de cette randonnée de dimanche des mets et des mots. Mon carnet se remplit de recettes, ma tête de connaissances et le cœur est impatient de reprendre les sentiers avec les joyeux randonneurs. Entre les randonnées, j’ai des livres à lire et des pages de carnet à noircir. Les conseils abondent aussi en lecture. Le Sud est en train d’aiguiser mes sens. Les mets et les mots sont aussi intenses que le soleil de la Méditerranée. Mes jours filent vers celui du départ et mes projets je crains, seront inachevés. Il importe donc de ne jamais cesser de marcher peu importe où les sentiers m’entraînent.
En toute amitié,
Alvina