Et si on s’accordait le droit de rêver

Lettre vagabonde – 26 mars 2008

 

Cher Urgel,

Tu connais mon engouement pour le journal intime. J’ai découvert Journal d’Hélène Berr, sortie en janvier 2008. Hélène Berr a vingt et un ans en 1942 lorsqu’elle entreprend d’écrire son journal. L’Allemagne a envahi la France, Paris est sous l’occupation nazie. Hélène Berr étudie la littérature anglaise à la Sorbonne. Dans son journal, elle nous invite à rencontrer les siens, à côtoyer les Parisiens et à saisir le pouls de la ville.

Assister au jour le jour à une guerre qui se déroule sournoisement en interdictions, en réprimandes, en disparitions pourraient être insupportable. La plume exceptionnelle de la diariste, son courage et sa limpidité extirpent du quotidien la vie qui se débat parmi les incertitudes. Une étudiante passionnée de la littérature, mordant à pleine dents dans sa jeunesse comme ses amis et ses camarades, s’amuse du printemps et se méfie de l’automne. Le pire rôde autour de pressentiments.

L’enfer ouvre une porte à la fois. Premier ordre visant la population d’origine juive : le port de l’étoile jaune. Viendront d’autres ordres, une à une : l’utilisation du dernier wagon du métro; l’accès aux commerces entre quinze heures et seize heures seulement; défense de fréquenter les événements culturels; interdiction de sortir le soir. Et ça continue. Puis ce sera la déportation de millions de Juifs sous l’œil fermé de l’indifférence des uns et le regard désespéré de l’impuissance des autres. Hélène Berr est arrêtée le 27 mars 1944 et déportée à Auschwitz.

Mes lectures se rapprochent de la vraie vie, à travers les pays du monde. Bienvenue en Palestine me ramène en 2003. Ce sont les chroniques de la journaliste Anne Brunswic. Française d’origine juive, l’auteure séjournera quatre mois en Palestine. Ses nombreuses rencontres et entrevues avec des Palestiniens à Ramallah, Jérusalem, Hébron et Djénine lui permettent de « voir ce qu’en son nom, Israël faisait dans les territoires occupés. » Elle raconte l’humiliation devant les checkpoints. Elle visitera la tombe de sa grand-mère à Jérusalem. Elle s’indignera devant les attentats-suicides.

Que l’on soit en Israël, au Liban, en Palestine ou en Afghanistan, je m’accorde avec Anne Brunswic pour insister sur le fait que la majorité des hommes, des femmes et des enfants de ces pays nous ressemblent beaucoup. Chaque matin, des hommes, des femmes veulent travailler pour assurer une vie raisonnable à leurs enfants, la liberté pour tous, la dignité aussi.

Je suis à lire Désire d’humanité de Riccardo Petrolla. Il dénonce l’économie guerrière, celle qui s’empare de toutes les ressources de la planète pour en faire une marchandise. « La valeur d’un bien, d’un service, voire d’une personne, est mesurée en fonction de sa rentabilité pour le capital financier privé, » écrit Riccardo Petrolla. L’économiste et politologue nous fait voyager dans deux univers humains, « le premier peuplé de rêves de richesse, de puissance, le second par des rêves de paix, d’amitié, de justice, de liberté. »

Hélène Berr, à vingt ans, rêvait d’amitié, de paix, de liberté et de justice. Le droit de rêver comme le droit de créer sauvent de la désespérance. Riccardo Petrolla affirme que rêver, « c’est larguer les évidences, quitter délibérément les sentiers de l’obéissance, se projeter dans une réalité qu’on ose penser différente. » Les artistes, dans tous les domaines de la création, enchantent le monde et contribuent à nourrir des rêves.

Hélène Berr note dans son journal cet extrait de Épilogue de Roger Martin du Gard. « Plus les pistes lui paraissent brouillées, plus l’homme est enclin, pour sortir de la confusion, à accepter une doctrine toute faite, qui le rassure, qui le guide. » Hélène Berr refuse de tomber dans ce piège. Patrick Modiano, dans la préface du Journal est convaincu qu’Hélène Berr serait devenue « un écrivain de la délicatesse de Katherine Mansfield. »

Hélène Berr ne craignait ni les incertitudes ni la désobéissance. Riccardo Petrolla nous encourage à rêver pour se libérer d’une conscience soumise et amorphe. Anne Brunswic écrira que personne ne peut vivre librement si on le dépouille de sa dignité et de ses rêves. Ce monde a besoin de rêveurs, il a grand besoin de valoriser plus ses artistes et moins ses soldats.

Amitiés,

Alvina

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