Lettre vagabonde – 19 février 2003
Salut Urgel,
Est-ce qu’il t’arrive, devant une injustice flagrante, de sortir de tes gonds ? L’usage que l’on fait des résultats d’évaluations uniformisées en éducation me révolte. Les conséquences reliées à la publication systématique de ces résultats portent atteinte à la dignité des élèves.
Va-t-on cesser de dénoncer, accuser et condamner les élèves en frontispice des journaux et dans tous les médias ? Jamais groupe d’âge ne fut si souvent attaqué. Il est urgent de leur donner des moyens de se défendre face aux attaques incessantes à leur réputation. Autrement nous formons un peuple de soumis, de démunis, d’abrutis et d’endormis.
L’évaluation des apprentissages est devenue une arme et un objet de scandale entre les mains du ministère de l’Éducation. L’un des grands principes directeurs de l’école primaire renouvelée c’est de laisser l’élève apprendre à son propre rythme, non pas en fonction de son âge ni de son niveau scolaire. Les tests en français et en mathématique du ministère de l’Éducation ne sont-ils pas adressés à un groupe d’âge et à un niveau scolaire ? C’est ça respecter un rythme ? Jamais échec personnel n’est traîné en public comme le sont les résultats scolaires des élèves.
Les grands principes éducatifs stipulent que l’enfant et l’enseignant sont responsables de l’apprentissage. Lorsque l’on dénonce, accuse et condamne l’élève et l’enseignant, ils deviennent bel et bien des coupables. Va-t-on cesser de conduire l’élève et l’enseignant au banc des accusés sans leur accorder un procès juste et équitable ?
Les institutions et les organismes frappent sur l’école à coups de massue. Les incendies, la violence, l’obésité, les accidents, le sida, les poux, la sécurité routière, les drogues et les agressions font monter sur les estrades les pompiers, les infirmières, les médecins, les travailleurs sociaux, les psychologues et autres agents. Chacun y va à qui mieux mieux pour dénoncer l’école et les enseignants. Selon eux, c’est à l’école de faire de la sensibilisation, de la prévention et de l’éducation dans tous les domaines.
Mais qu’est-ce qu’une école ? Veux-tu me le dire ? C’est qui un élève ? Ça fait quoi un enseignant ? Les enseignants apprennent vite qu’ils ne peuvent compter pour se défendre que sur les résultats d’apprentissage des élèves. Les élèves ont tôt fait d’apprendre que c’est le résultat annoté qui compte.
Les principes éducatifs visent l’excellence, la compétition, la formation de bons citoyens. À la guerre comme à la guerre ! Et que les meilleurs gagnent ! Les dirigeants endossent avec fierté les succès en éducation. En cas d’échec, blâmons donc les enseignants et les élèves. Les élèves apprentis ont de plus en plus de difficultés d’apprentissage. Nombreux sont leurs problèmes de comportements qui déconcertent et déstabilisent les adultes. De plus en plus d’enfants contrôlent les parents et les enseignants. La violence fait rage, les agressions augmentent de part et d’autre. Il n’y a pas que les adultes qui démissionnent ; les jeunes aussi. Les parents et les enseignants sont à bout de souffle et les enfants étouffent. Le rythme de vie s’est vertigineusement accéléré.
Je prends à cœur la vie à l’école, la cause des élèves et des enseignants. Tu sais toi ce que c’est que d’être à la fois le contremaître de 33 ouvriers, le papa de 33 enfants, l’enseignant de 33 élèves et l’employé d’un patron qui exerce le contrôle absolu sur la productivité par des évaluations uniformisées.
Quand on condamne la performance d’une population scolaire à cause des piètres résultats sur les tests standardisés, on accorde peu d’importance à la véritable qualité des êtres humains qui travaillent et qui vivent entre ses murs. Dénoncer une institution d’après ses résultats de test, c’est aussi accuser toutes les personnes compétentes oeuvrant à la rédaction des programmes d’études, au choix des manuels scolaires et du matériel pédagogique ainsi qu’à la formation professionnelle.
Je dénonce l’usage néfaste que font les hautes instances administratives des tests uniformisés et non l’évaluation en soi. Je dénonce des conditions de travail qui mènent les employés à l’épuisement par des situations de stress insurmontables. Je déplore un système d’éducation qui hurle plus fort devant la faiblesse des résultats académiques que devant le stress et tous les problèmes d’adultes dont sont assaillis les enfants et les adolescents.
Quand de bons soldats comme toi sortent des rangs, je me dis Urgel que le Général a négligé de soutenir ses troupes et de ravitailler humainement son armée. Là encore, les élèves sont les grands perdants. Les parents et les enseignants auraient avantage à lire L’enfant stressé de David Elkind. Après deux décennies, les paroles sont toujours d’actualité.
« Ce sont désormais les tests qui déterminent les programmes scolaires, et la pratique de l’enseignement commence à ressembler plus `a la tâche d’un contremaître d’usine qu’à celle d’un véritable enseignant. »
Les journées sont organisées en période de travail à la chaîne de 35 à 70 minutes. On ne prend pas en considération le nombre d’élèves, la matière à enseigner ou les objectifs à poursuivre. Tout compte fait, là aussi hélas, c’est le rendement qui compte.
Je souhaite revoir un jour dans les écoles plus de vivants que de survivants. Sur ce je te laisse. Ne m’en veuille pas trop. C’est la très haute contamination qui croît avec l’usage des résultats des résultats scolaires qui me fut indigeste. Surtout Urgel, ne cherche pas l’excellence dans tes randonnées avec André. C’est plus agréable de marcher côte à côte que de devancer l’autre de loin. D’ailleurs, trop souvent quand on prend les devants, on oublie ceux qui sont restés derrière.
J’ai hâte de suivre les Jeux d’Hiver du Canada. Là au moins, les compétitions respectent les athlètes. La patineuse n’aura pas à nager ni le skieur à patiner.
Amitiés,
Alvina
Salut Alvina,
C’est un réquisitoire mordant qui ressort de cette vagabonde, de quoi donner un certain vague à l’âme à propos de l’éducation dans notre société. Il est juste de souligner que la condition d’enseignant a beaucoup changée avec le développement de la scolarisation à l’intérieur même de la société. La mesure est toujours perfectible, je me rappelle mes années de collège comme pensionnaire, notre bulletin mensuel tenait sur une feuille 8½ X 11, les noms de tous les élèves de la classe y figuraient avec leurs notes, ce pouvait être gênant pour certains mais voilà, on en était là dans l’émulation, c’était au privé gouverné par des prêtres séculiers qui tenaient encore le haut du pavé. Alors est venue la démocratisation de l’enseignement, tous à l’école selon les grandes orientations qu’on a voulu lui donner, les grilles d’évaluation sont apparues, la formation des maîtres s’est ajustée, un mouvement s’est instauré en 68. Beaucoup ont eu des idées, cependant pour avancer, il faut de nouvelles idées sinon ça stagne jusqu’à ne plus être embauché. Est-ce l’avènement de plus d’hommes dans le système qui a créé le dérapage dont tu fais mention dans ta lettre? Les récits sur les classes d’antan nous font-ils avoir des regrets? Bref, la machine s’est emballée!
Aujourd’hui, l’enseignement n’est pas plus aisé surtout en temps de pandémie, il y aurait tant contre quoi pester ne trouves-tu pas? Reste que le grand principe de l’éducation s’applique encore, éduquer c’est conduire, élever et pour savoir faut mesurer, et le maître, et l’apprenant.