Lettre vagabonde – 8 avril 2017
Avec Le facteur Christian Essiambre nous démontre encore une fois l’ampleur de son talent de dramaturge. La pièce s’avère ambitieuse et fulgurante, nous confronte au temps trafiqué et aux espaces trompeurs. Henri, le personnage principal, aux commandes de console, casque d’écoute, lunettes de simulation et une multitude d’appareils technologiques, vit et travaille entre les quatre murs de son logis. Une voix virtuelle prend ses appels, exécute des tâches reliées aux communications.
Henri vit littéralement lié au cordon ombilical de son écran. Son émission créée sur son site internet le comble lorsqu’il atteint ses six cents « followers ». Il est connecté et joignable jour et nuit. La vie sexuelle d’Henri et de Julie, son amoureuse, passe par l’intermédiaire de l’écran. Grâce à la réalité virtuelle, il voyage dans le cyberespace et communique par hypertexte. Son univers virtuel lui suffit jusqu’à l’intrusion du facteur dans sa vie.
Henri reçoit bel et bien du courrier par voie postale, du courrier en provenance de l’Espagne, adressé au locataire précédent. Lorsque le facteur pénètre chez lui, Henri en perd tous ses moyens. La proximité d’un être en chair et en os l’affole. Le facteur déploie mille stratégies dans l’espoir d’établir un contact humain. La vie d’Henri n’est pas seulement chamboulée, mais tel un appareil défectueux, n’est plus fonctionnelle.
À force de se sustenter de cyberespace, l’internaute fonctionne selon les volontés de la machine. Il y puise le fondement de ses pensées et la motivation de ses actes. Ses besoins se réduisent à ceux que peuvent cumuler les appareils technologiques. Le facteur ranimera chez Henri ses besoins muselés ou enfouis. Il l’éveillera à la chaleur du contact d’un corps. Henri renaîtra surtout de la poésie. Les fameuses lettres en contiennent.
Christian Essiambre a réussi à imposer une réflexion profonde sur notre part d’humain qui risque d’être engloutie si on se laisse asservir par les objets censés nous servir. Au fond, Christian partage les mêmes interrogations que David LeBreton qui développe la problématique de la cybersexualité dans L’Adieu au corps. Il aborde le même angle que Jean Claude Ameisen, auteur de Dans la lumière et les ombres. Le chercheur exhorte « à empêcher le langage de la science de nous rendre étranger à nous-même et aux autres. »
Pour la première fois dans l’histoire des inventions au cours des siècles, sommes-nous confondus avec les outils que nous utilisons. On peut vivre sans voiture, sans jamais prendre l’avion ni le train, ni fréquenter l’école publique sans pour autant être considéré comme un mésadapté. Par contre, sans être branché en permanence à sa panoplie d’appareils informatiques, l’individu est considéré hors de son temps. Réussit-on encore à distinguer les propriétés de la machine des singularités des individus ?
La valeur indéniable de l’œuvre théâtrale réside dans la manière d’aborder un sujet crucial : la relation que l’être entretien avec ses semblables et son environnement. Les comédiens jouent leur rôle à merveille. Kevin Doyle-Henri- se surpasse dans l’interprétation d’un internaute à la conduite obsessionnelle.
Il devient urgent de cueillir et savourer des brins de poésie pour comprendre, ressentir et avancer dans un temps et un espace réel. Christian Essiambre trouve sûrement une âme complice en Véronique Côté, elle-même auteure, comédienne et metteur en scène. Elle écrit : « Nous avons besoin de nous reconnaître les uns les autres… nous avons besoin de partager la beauté des lieux et des objets ». Le personnage d’Henri peut encore reconquérir son intégrité grâce à l’aide du facteur. « Nous sommes libres de créer le monde qui nous entoure, l’humain est essentiellement un créateur de mondes. La conscience vient avec cette qualité : l’imagination créatrice. » écrit Véronique Côté dans La vie habitable. Christian Essiambre nous pousse à plus d’humanitude en élevant le regard vers les autres, en se lançant des coussins ou en sirotant un bon vin en tête à tête, inondés de poésie.