Cherchez l’intrus

Lettre vagabonde – 21 juin 2006

 

 

Cher Urgel,

J’aime les oiseaux. En juin, leurs voix chantantes s’infiltrent par la fenêtre ouverte de ma chambre avant l’aube. C’est un réveil matinal mais charmant que je tolère même à trois heures trente du matin. Dans la cour, un immense sorbier, vieux, à moitié écorcé et incrusté d’hiéroglyphes par les pics chevelus sert de perchoir et de lieu de rassemblement à la gent ailée. Les oiseaux ont élu domicile dans ma cour depuis que j’ai pris possession de la maison. Nous faisons bon ménage, troquant graines de tournesol et autres denrées contre le vaste répertoire d’un chœur de chants haut en couleurs. Une dizaine d’espèces et parfois plus alternent aux mangeoires. Les ornithologues amateurs qui s’amènent avec leurs jumelles et leurs guides d’oiseaux sont assurés d’un beau spectacle par des choristes professionnels.

Tu as trouvé des moyens astucieux pour protéger les oiseaux et leur nourriture des suisses, des écureuils et des ratons laveurs. Des mangeoires suspendues au bout de longs fils métalliques, des disques de tôle autour des poteaux et des grillages au sol. Les oiseaux sont en sécurité autant que les enfants dans un parc d’amusement. On avait tout prévu. Tout, sauf l’arrivée de cette espèce citadine qui s’installe partout en maître et prend la population de la campagne pour des individus négligeables. Les nouveaux envahisseurs : les pigeons.

Depuis deux ans déjà, nous nous évertuons à contrer le fléau des pigeons qui vident en cinq minutes une mangeoire et en chassent les autres oiseaux. Les citoyens de Petite-Rivière-du-Loup ont le moral affecté et la tolérance donne de sérieux signes d’usure. Les sacrés pigeons ont manqué provoquer la discorde. Nous en sommes venus à soupçonner l’éleveur de colombes d’attirer les pigeons en les nourrissant de millet. Nous avons même pensé manifester devant le chalet de ski en constatant que les pigeons nichaient sur les douzaines de poutres sous la corniche. Des hiboux en plastique montent la garde autour de certaines maisons et les pigeons leur rient au nez. La plupart des amoureux d’oiseaux ont démissionné et ont retiré leurs mangeoires. Ma voisine et moi tentons de tenir le coup. Combien de fois par jour sortons-nous frapper des mains et claquer de la langue pour faire fuir les intrus. Rien à faire, devant nos applaudissements, les pigeons battent des ailes perchés sur les fils électriques en attendant la fin de l’ovation. Depuis quelques semaines, j’ai cru remarquer que les mangeoires chez ma voisine restaient vides. J’ai décidé de ne pas me laisser avoir par la faiblesse et je persiste à remplir les miennes, à guetter les pigeons et à protester avec mes moyens si peu efficaces.

Les pigeons ne font pas que bouffer la nourriture. En plus de vider les mangeoires, ils tapissent le toit de la maison de leurs excréments, tambourinent comme des guerriers sur le cône de la tourelle et répandent une coulée de verte saleté au sol, jusque sur les marches du perron. Un site Web me suggère les grands moyens pour me débarrasser du pigeon biset : le lance-pierres, le gaz, le lance-flammes, le gourdin et des cartouches de douze. Je connais un audacieux d’un autre village qui a utilisé ce dernier moyen. Il s’est retrouvé avec quelques pigeons blessés et des voisins terrorisés. Il paraît qu’à un moment donné, la ville d’Ottawa a injecté une solution de stérilité aux pigeons.

J’ai décidé de me renseigner sur la vie intime des intrus, histoire de tenter de les comprendre. Le pigeon biset est un pigeon domestique redevenu sauvage. Pas étonnant qu’il se croie dans sa basse-cour n’importe où. Le Littré le définit toujours comme un oiseau de basse-cour qu’on élève dans un colombier. Les rapaces sont leurs principaux prédateurs. À Petite-Rivière-du-Loup, les rapaces sont rares. Il paraît que le pigeonneau possède une chair savoureuse. Tiens, une bonne nouvelle. Vite distribuons un livre de recettes à tous les restaurateurs des villes. Encourageons les McDonald, les Dixie Lee, les Kentucky et les Burger King, qui nous font déjà ingurgiter n’importe quoi, d’ajouter le pigeon au menu. Pourquoi ne pas le baptiser le pigburger. Il s’avalerait incognito. Le gouvernement québécois devrait lancer une publicité monstre en Alsace. Les Alsaciens pratiquent la chasse aux pigeons semble-t-il. On pourrait offrir des forfaits de chasse aux pigeons ouvert à l’année dans notre beau pays. Je serais en faveur du contrôle des naissances pour contrecarrer la surpopulation du Columba livia.

Bon, je me calme avant que tu me reproches un niveau d’intolérance trop élevé. J’avoue que les pigeons sont moins nuisibles que d’autres espèces. Ils ne creusent pas de tunnels jusqu’à la cave pour chiper la laine isolante des murs et occuper la place avec leur progéniture comme les mulots. Ils ne s’installent pas dans les plafonds de la maison comme les écureuils.

Pour revenir à de meilleurs sentiments, j’ai repris la lecture de L’Ame des oiseaux d’André Dion. Ce livre de collection est publié à 5000 exemplaires seulement. L’éditeur Henri Rivard publie une seule œuvre par année. Le livre à la couverture de velours contient une série de reproductions d’artistes peintres réputés. L’auteur, André Dion, est un maître célébrant au temple de la nature. Il a pour déités les oiseaux. Malgré ses quatre-vingts ans avancés, sa passion pour les oiseaux ne diminue pas. Sa mission est de faire aimer et de protéger les oiseaux. Sa plume poétique est vouée aux plumes aériennes. Dion ne réserve aucune place à ces bêtes de basse-cour dans ses récits. J’ai lu Le pigeon de Patrick Süskind. L’auteur fait vivre l’épreuve du pigeon à son personnage Jonathan, un pigeon qui le rend fou. Jonathan accable son pire ennemi de tous les vices : « … un pigeon, c’est le chaos de l’anarchie en personne, ça voltige en tous sens de façon imprévisible, ça s’agrippe et ça vous picore les yeux, un pigeon, ça salit sans arrêt et ça dégage une nuée de bactéries pernicieuses et de virus de la méningite; ça ne reste pas seul, un pigeon, ça en attire d’autres, ça s’accouple et ça se reproduit à une vitesse folle… » Il en rajoute le Jonathan pour un seul pigeon. Imagine s’il subissait l’invasion d’une douzaine de ces sales bêtes. Je n’ai pas trouvé d’éloge à son sujet. Et ce n’est pas moi qui l’entreprendrai. Dis, crois-tu que le joueur de flûte de Hamelin est encore au travail ?

En toute amitié

Alvina

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