Lettre vagabonde – 13 décembre 2006
Cher Urgel,
À l’époque où un grand nombre de personnes constatent que la mémoire leur fait défaut, les grandes villes du monde construisent de méga bibliothèques. Devant l’incertitude de notre destinée, on impose une assurance de survie à nos principaux témoins : les mots. On pourrait parler de l’existence de grandes banques mondiales où la réalité et l’imaginaire sont enfin traités en égaux. Me voilà rassurée. L’humanité persiste à protéger, partager et propager ses valeurs sûres, voire essentielles à sa survie.
Les médias n’ont jamais autant parlé des bibliothèques qu’elles soient matérielles ou virtuelles. Frédérique Doyon du journal le Devoir explore les trésors cachés de l’univers bibliothécaire. Elle consacrait récemment une chronique à la Bibliothèque de Bavière avec ses deux cent soixante-treize kilomètres de rayons et ses neuf millions de livres. Alberto Manguel, dans son tout dernier essai La Bibliothèque, la nuit raconte l’histoire des grandes bibliothèques publiques du monde. Il nous convie à l’intérieur des bibliothèques d’Alexandrie, de Barcelone, de Toronto, de Bagdad et du Liban. Alberto Manguel nous invite également à explorer les bibliothèques personnelles dont la sienne.
De la plus modeste à la plus garnie, chaque bibliothèque a son rôle à jouer dans la vie des gens. Que ce soit une rangée de volumes sur l’art culinaire derrière une porte d’armoire de la cuisine ou quelques dictionnaires et ouvrages de références sur une table de travail, cela compose déjà une bibliothèque. La poète Rachel Leclerc me racontait que sa bibliothèque d’enfance était installée dans le premier tiroir d’un chiffonnier. Il paraît qu’Hélène Dorion range ses volumes dans les armoires, la cuisinière et le réfrigérateur d’une cuisine transformée en bibliothèque. Jean-Claude Germain a installé sa grande bibliothèque dans un ancien poulailler. Alberto Manguel a choisi une ancienne grange comme résidence à son imposante collection. Il serait intéressant de faire un album photos à partir des bibliothèques privées des personnes que l’on fréquente.
Alberto Manguel est à la fois un lecteur insatiable et un grand contemplatif. Qui aurait cru que cet Argentin d’origine, naturalisé Canadien, écrivain anglophone aurait choisi la France pour patrie. Ses livres y ont rencontré leur destinée. Il n’a fait que suivre leur destin. Alberto Manguel est un passionné de lecture et de livres. Ses livres sont vivants. Il en parle en termes élogieux : « Mes livres recèlent sous leurs couvertures toutes les histoires que je n’ai jamais connues et retenues, ou que j’ai oubliées, ou que je pourrais lire un jour; ils remplissent l’espace qui m’entoure de voix anciennes et nouvelles. » Le bibliomane ajoute : « Ici, la nuit dans la bibliothèque, les fantômes ont des voix. » Le lecteur a créé avec ses livres une relation sensuelle : « … il me faut voir et toucher les pages, entendre les crissements et froissements du papier et l’effrayant craquement des dos, sentir l’arôme du bois des étagères, le parfum musqué des reliures de cuir, l’odeur acide de mes livres de poche jaunissants. Alors je peux dormir. »
Tout comme Alberto Manguel, j’éprouve de curieux sentiments pour mes livres. Certains éveillent de vives émotions. Si je n’ai pas choisi l’exil à la recherche d’une bibliothèque idéale, j’ai quand même rêvé d’offrir à mes livres un lieu digne de leur statut. Une tourelle à trois étages fut annexée à une vieille petite maison qui ne s’en porte que mieux. J’aime vivre entourée de livres, tous les genres confondus. Je n’exige d’aucun d’eux qu’ils ne soient parfaits ni qu’ils soient l’œuvre d’un auteur célèbre. Je les aime comme ils sont. Bien sûr, j’ai des préférences. De véritables amis logent dans ma bibliothèque.
Plusieurs écrivains installent leur cabinet de travail dans leur bibliothèque. Des lecteurs font de même. La cuisine et la bibliothèque sont deux pièces où se confondent travail et plaisir. Alberto Manguel avance que « Toute bibliothèque est une autobiographie. » À quoi peut bien ressembler la tienne dans ton logis au Grand Nord? Chaque bibliothèque par son ordre de rangement et son lieu particulier offre une certaine vision du monde. Toute bibliothèque publique et privée est un lieu de rassemblement de toutes les mémoires. Son existence est essentielle à la survie de l’humanité, rien de moins.
En toute amitié,
Alvina