Lettre vagabonde – 5 janvier 2005
Salut Urgel,
Dans ma famille, la période des fêtes n’est qu’une occasion propice à multiplier les rassemblements. J’assiste à plusieurs repas de Noël comme si ce jour férié faisait des petits. Nous sommes souvent plusieurs générations à la même table et plusieurs tables afin d’y installer tout le monde. Ça nous donne la chance de s’amuser, de s’informer les uns des autres, de se raconter des histoires et d’assurer la survie des plats traditionnels autant que des souvenirs.
Je réalise que chaque membre de la famille porte en lui tous les autres tant nos vies sont imbriquées. Le passé impose une présence qui m’étonne. Je retrouve chez un neveu un trait de caractère de mon père, une habitude, une manie de mon grand-père chez un autre. Chez une nièce, la démarche calquée sur celle de mon frère. En partageant les gènes nous partageons également une mémoire familiale, une espèce de source commune où chacun puise non seulement son physique mais aussi sa personnalité.
Les rencontres de famille assurent l’union de nos ressemblances et de nos traits distinctifs; c’est surtout la fusion des deux fondements de l’existence : la vie et l’amour. Quel privilège quand le second occupe autant de place que le premier. Les rencontres de famille en perpétuent l’histoire, une histoire vivante aux chapitres souvent inversés, aux ajouts du jour, aux dialogues brefs avec les jeunes, aux monologues des plus âgés. Chacun déleste du volume pour faire place à un nouveau changement de parenté.
Il y a aussi les nouveaux arrivants, un bébé à qui on fait une place comme si un espace lui était depuis longtemps réservé. Il arrive chargé déjà de souvenirs et d’airs de famille. Il y a aussi la place qui se vide, creuse un grand trou que le souvenir tente de combler. Dans une famille unie, les morts ont leur place. Chacun est porteur de la vie de celui ou celle qui n’est plus. Il est inutile de craindre de parler d’eux puisque la vie est faite de disparitions. Les morts se rencontrent au tournant d’une rue, sur un visage radieux à nos côtés et souvent dans les objets qui nous entourent. Tiens, pas plus tard que décembre, une cousine m’offrait une lettre dont elle a hérité. Notre grand-mère écrivait à sa fille, notre tante, en mars 1951. Non seulement la grand-mère est venue nous habiter mais toute son époque et la maison de notre enfance, les coutumes du temps, les événements de l’heure et son village en entier. Il est important de saisir les occasions privilégiées pour ramener les souvenirs des uns et des autres dont on a hérité tout comme de nos gènes.
Quand les personnes se réunissent en famille, elles empêchent des générations entières de sombrer dans l’oubli des uns et des autres. Une génération qui oublie plonge la suivante dans l’ignorance. Après l’ignorance, il ne reste que l’indifférence. Quand l’indifférence s’installe, se perdent des parcelles de vie qui ne pourront jamais être récupérées. Mieux vaut se réunir ailleurs que sous nos pierres tombales au fond d’un cimetière. Les liens seront refroidis assez longtemps sans prendre de l’avance là-dessus. L’auteur Milan Kundera affirme que « si les souvenirs ne sont pas évoqués encore et encore, ils s’en vont. » Celui qui n’a pas la chance de fréquenter sa famille, qui a cessé tout contact avec la parenté, il souffrira à la longue d’une espèce d’amnésie.
N’est-ce pas la famille qui écoute, console et aide quand des malheurs arrivent? Une solidarité, une complicité s’installent depuis le fin fond de l’enfance. Virginia Woolf écrit dans son roman « Les vagues » que « l’impossibilité de mettre en commun nos peines les aggrave et assombrit la vie. » Une chance que dans ma famille, il est de ces personnes exceptionnelles qui sauvegardent les liens et permettent d’en tisser de nouveaux en organisant des rencontres de famille. Deux de mes sœurs sont de telles rassembleuses qu’elles inventent des occasions de rencontres. Je crois qu’elles ont fait de cette citation de Jérôme Garcin leur leitmotiv : « Il ne faut pas laisser grandir et puis vieillir ceux qu’on aime dans le silence de la mémoire. »
Les liens d’une famille sont solidifiés par les rencontres. Même les plus solides monuments à nos morts sont érigés par la parole des vivants. Tant que nous ferons des choses ensemble, nous conserverons les liens et préserverons les souvenirs. Notre famille ne s’éteindra pas tout à fait et la prochaine génération se sentira moins seule. Chacun est l’historien de sa famille, il ajoute sa version, son chapitre au grand manuscrit inachevé tel un journal de bord sur l’aventure du temps. La famille, c’est tout un héritage. Chacun continue à verser à même mon coffret d’enfance sa présence, son amour et ses souvenirs.
Bonne année 2005 à toi et à tous les tiens Urgel. À travers les villages du Nunavik, ses habitants, ses déserts blancs, poursuis tes grandes enjambées avec les souvenirs de ceux qui t’aiment plein ta besace.
Amitiés,
Alvina