Lettre vagabonde – 17 janvier 2007
Chère Dianne,
L’univers de l’écriture manuscrite est enseveli sous la masse de documents imprimés. Dans la vie de tous les jours, il ne reste de main d’homme, que l’ordonnance du médecin dont la réputation scripturale n’a pas la cote. L’apprentissage de l’écriture utilise le crayon suivi du stylo. On enseigne certes la technique de l’écriture, une technique peut-être vidée de son art. Mais qu’est-il arrivé au stylo-plume ?
Les journaux dévoilaient récemment l’existence d’une école en Écosse où les enfants font l’apprentissage de l’écriture avec un stylo-plume, dès sept ans. Il paraît que l’utilisation d’un stylo-plume améliore les résultats scolaires, donne confiance et surtout améliore la qualité du travail. Mais l’école d’Édimbourg n’est point innovatrice en ce domaine. J’ai rencontré des enfants québécois qui écrivaient avec un stylo-plume et j’ai vu dans mes classes des élèves troquer le stylo pour le stylo-plume.
L’histoire du stylo-plume conserve ses lettres de noblesse après plus d’un siècle d’existence. C’est Lewis E. Waterman qui, le 12 février 1884 inventa le premier stylo-plume. Cet objet possède une histoire fabuleuse et détient ses noms aussi prestigieux que dans le domaine de l’automobile. Qui n’a pas entendu parler des Waterman, Sheaffer, Montblanc, Parker et Cross ? Des noms moins connus mais très prestigieux tels Dupont et Omas ont fait leur preuve. Des pièces en éditions limitées valent très chers. En 2004, en hommage à Copernic, Montblanc fabrique 888 exemplaires d’un stylo-plume vendu à 4850 euros chacun. Dupont rendit hommage à l’architecture mauresque d’Espagne avec « l’Andalusia » laquée bleue et incrustée de turquoises. En Italie, Omas dédia à Giacomo Casanova sa plume en porcelaine sur laquelle est gravé un Cupidon.
Des livres et des revues sont consacrés au stylo-plume. Casterman a publié en 1991 l’histoire de son origine dans Le Stylo-Plume. Une revue trimestrielle Plumes est consacrée à l’écriture sous toutes ses formes. Malgré l’ère de la technologie avec écran et clavier, le stylo-plume persiste et constitue un objet de valeur. Il est encore utilisé et de plus en plus perfectionné.
Dans son journal intime, Virginia Woolf parle de l’humeur de son stylo-plume qui affecte la sienne. Chaque nouvelle acquisition est un événement qu’elle raconte en ses moindres détails. Robert Lalonde a une relation privilégiée avec son stylo-plume ; il déclare « Et ainsi va l’encre avec la main barbouillée d’encre, trépidante, fouilleuse, incertaine, obstinée. » Plus loin, il y revient : « J’écris à la plume. Tantôt elle est vide d’air et je plonge, tantôt elle se gonfle de souffle et alors je décolle moi aussi. » Madeleine Gagnon mentionne l’utilisation de l’encre comme un « immense déversoir des peines liquides où la main passe. » Marguerite Duras avait « des habitudes d’encre noire, des marques d’encres noires introuvables. » Le poète québécois Lucien Francoeur n’écrit qu’avec une « plume-fontaine », une Montblanc pointe fine 18k ou de sa Sheaffer en argent pointe or 14k. Il avoue entretenir une relation sensuelle avec le stylo-plume. « Et ce feeling d’écrire avec « une plume-fontaine » est tel que souvent j’écris pour écrire comme on dit couramment, sans nécessairement avoir quoi que ce soit à dire, écrire pour le jouissif quasiment pervers de voir, que dis-je ! de sentir l’encre noire couler au bout des doigts. » … L’auteur canadien Robertson Davies utilisait des encres aux couleurs variées. Sa couleur préférée était le violet.
Notre poète légendaire, Emile Nelligan est montré les doigts tachés d’encre dans les films tournés sur lui. L’écriture à l’aide d’un stylo-plume est en soi un art d’écrire. C’est une technique d’écriture avec de l’âme à l’intérieur, accompagnée d’une certaine créativité. Contrairement à la touche technique du clavier, les rudiments de l’écriture avec un stylo-plume donnent à chaque lettre une touche si personnelle qu’elle révèle la personnalité et même les émotions de l’auteur.
J’ai toujours entretenu une relation particulière avec mes stylos-plumes. Dans un cahier de géographie, datant de ma sixième année scolaire, ayant survécu à mes nombreux déménagements, je reconnais les traces de mon premier stylo-plume qu’on appelait communément plume-fontaine à l’époque. Il me reste ancré en mémoire la possession d’un bien si précieux qu’était mon stylo-plume. Au cours des ans, je ne me suis jamais départie de cet instrument d’écriture. À ma collection il s’est ajouté au cours des ans des marques de qualité, la plupart reçues en cadeau : Montblanc, Cross, Waterman et Sheaffer. La toute dernière, la Cadillac, est un stylo-plume Omas que m’ont offert les enfants d’un grand ami disparu. Chaque stylo-plume a son histoire et contribue à exprimer par écrit ce qui importe dans ma vie. Que ce soit le journal intime, la correspondance ou cette chronique, l’écriture manuscrite est une coulée d’encre d’un stylo-plume. Heureusement Dianne que tu acceptes de taper mes textes à l’ordinateur.
De grands écrivains sont immortalisés par les textes manuscrits conservés au cours des âges. L’éditeur Robert Laffont dans sa collection La Mémoire de l’encre nous donne à lire les plus beaux manuscrits de la langue française. Les quatre volumes contiennent chacun un genre. Les poètes, les journaux intimes, les romanciers et les lettres. « Les plus beaux manuscrits de femmes » aux éditions de la Martinière est un incontournable en ce domaine. Plusieurs autres titres s’ajoutent à cette collection.
Les textes manuscrits donnent l’impression de toucher à l’intime, de saisir l’émotion et de découvrir le vrai visage de son auteur. Je ne suis pas convaincue que l’emploi du stylo-plume améliore les résultats scolaires. Par contre, je sais qu’il permet au corps de supporter l’esprit de celui qui compose chaque lettre avec l’attention du calligraphe maniant son pinceau. Pour l’enfant, c’est un ajout à l’apprentissage au niveau de l’attention, de la qualité du travail et de la créativité. « Ce n’est pas de l’écriture, disait Rilke, c’est de la respiration par la plume. » … Je laisse à Roland Barthes de conclure : « l’effort ingrat du travail intellectuel est racheté à mes yeux par le plaisir d’avoir devant moi une bonne feuille de papier et une bonne plume. »
Mes amitiés,
Alvina