Lettre vagabonde – 30 avril 2018
Dix romans consécutifs d’une ampleur remarquable et insoupçonnée entraînent lecteurs et lectrices dans une exploration intensive et approfondie de l’aventure humaine. En publiant Soifs en 1995, Marie-Claire Blais prévoyait une trilogie. L’aboutissement du projet : Une réunion près de la mer, le dixième volume.
L’œuvre nous arrache à nos certitudes réconfortantes. Elle nous lance au cœur d’une périlleuse aventure où des vies bouleversantes et bouleversées interrogent la nôtre. À l’avant-scène, une multitude de personnages vivent, luttent, aiment, haïssent. L’auteure a côtoyé ces êtres de chair sur des décennies. On les rejoint en ce lieu jamais nommé, situé près de la mer. Un milieu cosmopolite où circulent riches, pauvres, itinérants et refugiés clandestins. La société actuelle quoi. À l’arrière-scène, se déroulent d’autres événements menaçant l’avenir de la planète ou provoquant d’intolérables conditions de vie. L’écrivaine se fait porte-parole d’individus dont elle partage l’existence. Elle accorde une place prépondérante aux voix ignorées ou bâillonnées. « C’est qu’il y a un grand silence à remplir autour de chaque vie que l’on frôle » écrit-elle. Une familiarité certaine s’installe avec Vénus, Daniel, Fleur, Augustino, Petites Cendres et d’autres voix convaincantes qui dénoncent le racisme, l’exploitation à outrance des êtres humains et des ressources naturelles, de la pauvreté et des injustices. Interrogations et conditions de vie secouent les consciences. « Mais j’aurais honte, soudain de ne vivre que pour moi-même quand tu ne vis que pour les autres, quand tu es prêt à te sacrifier pour des inconnus », lance une voix émouvante. D’autres poursuivent leur quête d’un monde meilleur en créant par la musique, l’art et la littérature une version enrichie de l’existence. Claudio affirme que « l’art doit dépasser la dictature et la guerre et l’art les dépassera. »
Les dix volumes, de Soifs à Une réunion près de la mer, abordent la noirceur du monde, sa laideur et sa cruauté. L’esprit trempe dans une inhumanité sans pour autant que l’écrivaine nous y emprisonne. Au contraire, c’est la porte de l’espoir que Marie-Claire Blais ouvre toute grande, là où nos semblables créent des liens de complicité, de support, d’amitié et de solidarité. Un humanisme sensible se profile à l’avant-scène. L’un des personnages n’affirme-t-il pas que « lors de notre marche lente sur cette terre, nous avons besoin des uns des autres au-delà de ce qui nous est prêté. »
Les relations intergénérationnelles occupent une place prépondérante. Trois générations se rassemblent, se soutiennent. Le couple Daniel et Mélanie transmet à ses enfants l’amour hérité de la Mère. Cette grand-mère, constamment à l’écoute de sa famille, conservera au-delà de sa mort une place privilégiée au cœur de ses descendants. Les morts continuent à vivre tant que l’on se souvient d’eux. Le vieil Isaac affirme : « je les ai toujours gardés près de moi dans ma tour, ces morts pétillants de vie, c’est un secret qu’ils partagent tous mon existence. »
Environ deux cents personnages sillonnent l’œuvre magistrale de Marie-Claire Blais. Au-delà de trente artistes, peintres, musiciens, écrivains partagent la vie d’individus de toutes les sphères de la société. Des vies interreliées, indissociables de la marche du monde. Même les animaux de compagnie jouent un rôle. L’espèce d’interconnexion des êtres autour des événements fâcheux ou joyeux nourrit les récits et empêche de s’égarer dans le nombre considérable de personnages. La trame se maintient grâce à l’enchaînement des situations : rencontres, séparations, disparitions et naissances. Grâce aux liens profonds et indéniables entre les hommes. La survie individuelle est assurée par les communautés d’êtres partageant les mêmes aspirations.
L’écriture est d’un réalisme rigoureux et d’une facture unique. C’est au lecteur de choisir le souffle et le rythme qui lui convient. Malgré le rapprochement du profil de l’auteur à certains personnages, aucun n’est assujetti à une pensée imposée. Le lecteur n’est pas sans se reconnaître parmi la foule qui peine à s’emparer de son humanité dans une société pourtant vouée au bonheur. « Le seul paradis est notre terre, le seul ancrage est notre chair. » Un constat à partager.
Si l’on a le moindrement fréquenté Marie-Claire Blais, on a reconnu son écoute exceptionnelle, son empathie, sa compassion et sa si généreuse bonté. Son écriture est imprégnée de ces attributs palpables. Osons espérer, comme elle, que l’art sauvera le monde et que « les irresponsables de l’avenir de la terre » financiers et calculateurs, n’en sont plus les seuls maîtres. « Je crois, oui, en la bonté des individus, je crois oui, qu’une société ne peut évoluer sans cela… plus que la fade tolérance c’est la bonté qui doit nous faire avancer tous, autrement ce sera notre perte à tous » écrit la si sensible et humaine femme de lettres.
Lire Marie-Claire Blais, c’est aspirer aux meilleures conditions de vie pour nos semblables. C’est aussi conclure que l’essentiel, c’est « de toujours aimer, que sans ce principe d’amour à tout prix » les cœurs s’endurcissent. De sa vie en faire quelque chose car « l’indifférence n’est-elle pas la pire des cruautés? »