Lettre vagabonde – 5 novembre 2003
Cher Urgel,
Tu as raté une occasion privilégiée de rencontrer l’écrivaine Élise Turcotte. Tu aurais apprécié. Son œuvre recèle un souffle nouveau, une spontanéité et une originalité inégalée dans l’écriture québécoise der dernières années.
Poète, romancière, nouvelliste, Élise Turcotte a plus de vingt œuvres à son actif. Poète avant tout, elle obtint à deux reprises le Prix Émile-Nelligan. En 2002 « Sombre ménagerie » lui valut le Prix international de poésie de Trois-Rivières. Elle est présentement en lice pour le Prix du Gouverneur général avec son dernier roman « La maison étrangère. »
Laissons là les prix et laisse-moi te parler de son écriture. Saan Babat écrit : « L’Écrivain que l’on rencontre n’est pas celui qui écrit. L’écrivain qui écrit, on le rencontre quand on le lit. » Allons-y donc avec mes lectures. Je ne suis pas critique littéraire. Heureusement, je n’ai pas à mesurer ni à classer son style en d’obscures et complexes catégories. J’ai lu et relu « Le Bruit des choses vivantes. » C’est avec cette œuvre qu’elle est devenue romancière. C’est la dextérité et l’intensité de sa plume qui me retient au fil des pages comme la beauté d’un sentier m’incite à poursuivre ma marche. Les mots comme les objets jouent un rôle déterminant dans la vie des personnages. Dans « Le Bruit des choses vivantes » Maria, trois ans, tâte la vie au contact des mots.
« Pour Maria, il s’agit de pénétrer jusqu’au fond des mots. À
l’intérieur de chaque mot, il y a des étages, tous ces ponts que
l’on doit traverser. Cela ne finira jamais car nous sommes sur
un continent de mots. »
Nous employons des mots remplis de mystères et de symboles. Je les utilise comme s’ils m’appartenaient, comme si je les avais réinventés. N’éprouves-tu pas Urgel la sensation que ton bagage de mots t’identifie et oriente le sens de ta vie? Ça nous branche sur l’affect.
Élise Turcotte fait dire à un autre personnage au sujet des mots :
« Au début les mots, à la fin encore des mots. C’est ainsi que
nous nous rapprochons le plus de ce que nous sommes. Peut-
être est-ce ainsi que les choses continuent à être. »
Il y a la douceur des poils de chat dans « Le Bruit des choses vivantes. » En même temps la crainte d’être griffée.
Son dernier roman, « La maison étrangère » m’a projetée dans le monde des symboles. Je suis consciente de la partie mythique du roman. M’est revenu en mémoire « Femmes qui courent avec les loups » de Clarissa Pinkola Estés. Ce sont les histoires et les mythes de l’archétype de la femme sauvage. Je n’ai pas tout compris soit. Mais l’indéchiffrable fait partie de la beauté affirme Élise Turcotte. L’univers extérieur et intérieur du personnage Élisabeth côtoie le rêve et la réalité d’un être en constant devenir. Les objets l’accrochent à la vie. Élisabeth n’est pas un personnage qui se contente de dériver à la surface des choses. Elle ose s’aventurer dans son labyrinthe intérieur afin d’accéder à la connaissance.
Te souviens-tu Urgel d’une chronique à Cap Acadie où l’auteur regrettait le petit homard rouge en plastique qu’on lui avait volé? L’objet devient repère d’émotions et nous identifie. Il possède une valeur égale au passé. Dans « La maison étrangère » Élisabeth se maintient à flot par l’entremise de sa mémoire et des objets qui l’entourent. D’après le regard qu’elle pose sur les objets, elle prend conscience d’être. Au fond, les objets nous ramènent à ce que nous sommes.
Tu sais que j’aime la poésie. « Sombre ménagerie » m’exhorte à creuser par tous les sens. Il m’enjoint à approfondir, à questionner afin que se révèle et se nettoie la part de souffrance en nous. Un voyage initiatique d’où l’on sort transformé.
Si j’apprécie l’œuvre d’Élise Turcotte, l’écrivain elle, je l’admire. J’ai eu la chance de passer trois jours inoubliables avec elle. Son regard s’anime, un courant électrisé circule dans ses veines tout à l’affût d’histoires à réinventer. On dirait un oiseau qui bat des ailes même quand une force invisible freine son envol. Ses parcours migratoires la conduisent aux contrées des mots dont elle nourrit son œuvre.
Élise Turcotte établit le lien avec l’autre spontanément. Ses grands éclats de rire déclenchent des ondes de petits bonheurs et donnent des ailes. C’est une femme au dynamisme et à l’enthousiasme débordants. Son écoute attentive lui donne parfois l’allure d’une psychanalyste, métier qu’elle aurait aimé avec celui de détective. Heureusement pour nous, elle « fut choisie » par le métier d’écrivain. On recèle une fragilité chez Élise, de celle qui a trop donné.
Élise Turcotte possède un don. Son écriture soigne. Ses mots guérissent. La créativité est sa force. Dans « Femmes qui courent avec les loups », Clarissa Pinkola Estés exprime ainsi les effets de la source intarissable de la créativité.
« La créativité n’est pas un mouvement solitaire. C’est là son pouvoir.
Tout ce qu’elle touche, tous ceux qui l’entendent, la voient, la sentent,
la connaissent, elle les nourrit. C’est pourquoi la créativité des autres
nous inspire pour notre propre travail de création. Un seul acte de
création peut alimenter un continent, faire surgir un torrent de la pierre. »
Chère Alvina,
Je reconnais là ta grande sensibilité et ton ouverture en regard de qui écrit. Élise Turcotte n’est pas née de la dernière pluie, sa formation, ses distinctions et sa bibliographie en disent long sur le personnage:
https://bit.ly/2R2FUth
C’est tout un honneur que de l’avoir trois jours sous son toit, La Tourelle, lieu de rencontre dès plus accueillants pour poètes, romanciers et nouvellistes. Ce que je comprends dans ta lettre c’est l’importance que tu as vue à propos de ce que sont les mots dans la vie. Qu’il s’agisse de nommer les êtres et les choses, de les mettre en action, de les qualifier, la mémoire en fait une prise de conscience et un éveil devant l’évolution des personnes qui prennent le temps de noter les choses, de s’en rappeler de se réjouir des bons souvenirs, de guérir parfois. Les mots créent la gratitude.