France Daigle sous toutes ses langues

Lettre vagabonde – 1er janvier 2003

Salut Urgel,

L’as-tu vu venir toi la nouvelle année ? L’as-tu entendu comme on entend craquer une maison ancienne dans laquelle on passe seul sa première nuit ? On parle souvent du poids des ans. As-tu ressenti cette lourdeur ? Les uns affirment qu’elle se renouvelle comme une patte de homard sectionnée. Pour d’autres, c’est une renaissance; ils profitent du nouvel an pour tenter de se débarrasser des accumulations des goûts dépassés, des choix douteux ou des traits de caractère indésirables. Certains entrent dans la nouvelle année par le réduit du confessionnal de leur conscience afin d’obtenir l’absolution sans condition, d’être blanchis de toute culpabilité et de toute faute antérieure.

La vie est un labyrinthe où l’on circule au choix des sentiers qui se présentent, qui s’inventent à la grandeur de nos rêves, à la mesure de nos pas, à l’ampleur de nos audaces. Les obstacles et le doute nous permettent d’avancer ; les rencontres, de grandir. Le temps ne s’accumule pas en tournant des pages de calendrier. Regardons plutôt du côté des fluctuations de nos sentiments et de nos états d’âme. Le parcours se transforme au rythme du sens qu’on lui donne.

Le temps passe comme tournent les pages d’un roman. On a beau prolonger l’histoire avec un deuxième et un troisième tome, on arrivera éventuellement au mot fin. Chaque page est un quotidien qui réinvente sa vraie vie et son roman.

L’écrivaine France Daigle a su introduire ces particules de quotidien dans son dernier roman. « Petites difficultés d’existence » ramène sur scène de sympathiques caractères déjà présents dans « Un fin passage ». C’est sans contredit un roman révélateur de grand talent. Quelle originalité ! Des copains et des amis se rassemblent autour d’un projet commun : la construction de lofts dans un vieil édifice de Moncton. France Daigle rassemble les morceaux épars des rêves de chacun pour réédifier une Tour de Babel à sa mesure. Au lieu de s’orienter vers le ciel, les personnes visent un foyer culturel. Au début, les personnages tentent de communiquer exclusivement à leur niveau de langue. Des personnes emploient un langage perfectionné, d’autres le français standard et plusieurs s’expriment en langage populaire de la région, le chiac.

Les nouveaux arrivants à Moncton Ludmilla et Etienne Zablonski donnent leur langue au chat faute de ne pouvoir la donner au chiac. Chacun défriche et décode le baragouin de l’un, le vocabulaire précis de l’autre. La plupart ont des tendances (chiacophiles). Le lecteur réussit à voyager dans tous ces niveaux de langue grâce à la présence discrète mais fidèle du narrateur.

Peu à peu, on s’emprunte des mots, des expressions ; on partage des lieux et des idées. Les parents du petit Etienne, Terry et Carmen, se préoccupent de la langue à enseigner à leur fils. Un jour, on leur offre des dictionnaires en cadeau. Terry et Carmen découvrent que les choses se nomment autrement et ce dans leur langue maternelle. Carmen s’interroge : « Est-ce que tout comme la cigarette, il ne faudrait pas interdire le chiac aux enfants de moins de dix-huit ans ? »

France Daigle possède la facture d’une écrivaine authentique. Son œuvre est significative et sincère, originale et de qualité exceptionnelle. Elle se refuse à mouler ses figurants. Ses personnages sont autonomes. J’ai traversé le roman comme si j’étais dedans.

Si France Daigle n’obtient pas une reconnaissance littéraire prochainement, je suggère que l’Acadie invente un prix juste pour elle. Elle est aussi unique que cela dans son genre. « Petites difficultés d’existence » explore les liens entre les êtres, la langue dans laquelle ils communiquent.

Le chiac, est-ce l’or verbal des résidants de Moncton ou lui réservera-t-on le même sort qu’au volapük ? Peut-être en sera-t-il comme la tempête de neige décrite dans le récit.

« Quand c’est que c’te storm-icitte est supposé de finir anyway ? » « Y savont pas. Y l’avont pas vu venir pis y le voyont pas s’en aller non plus. »

Il en est de même pour la nouvelle année. C’est-ti-faite pour durer longtemps ça ?

Merci encore Urgel pour « Les plus belles randonnées de Provence ». Les illustrations sont superbes, les textes invitants. Donne-moi de tes nouvelles bientôt.

Amitiés,

Alvina

1 commentaire

  1. Salut Alvina,
    La poésie de ton intro, les trois premiers paragraphes, m’émeut à propos de ce nouvel an d’il y a dix-sept ans : poids des ans, renaissance, réduit du confessionnal, labyrinthe, page d’un roman, troisième tome. Des véhicules fantasmatiques qui me mènent dans les dédales de la conscience qui pour l’un éveillerait la tristesse, pour l’autre le pardon ou encore l’accomplissement. Chapeau!

    France Daigle n’a pas eu son prix pour Petites difficultés d’existence mais a tout de même été récompensée pour son travail d’écriture à quelques occasions. Pas facile de marcher dans les pas d’une Antonine Maillet ou d’une Marie Jo Thério qui ont rejoint un large public en utilisant le chiac à plein dans leurs propos. En 2002 pouvait-on encore surfer sur la vague des 1755, Arseneault, Butler, Léger, Chiasson, Richard, Duguay, des noms qui ont écrit le mot ACADIE en majuscules. Bravo pour ta ténacité à nous présenter des auteurs qui ont besoin de soutien pour que leur travail soit reconnu.

    Voici un texte de Marie Jo Thério qui me touche encore, Moncton 1995.
    https://bit.ly/3uxids9

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *