Lettre vagabonde – 18 février 2004
Salut Urgel,
Les gens parlent souvent de la mémoire comme d’une faculté précaire, traître et peu fiable. Quand l’un perd ses clefs, que l’autre oublie un rendez-vous et qu’un troisième égare ses lunettes, chacun crie à l’Alzheimer, au trou de mémoire ou à sa perte. Les uns se traitent de cervelle d’oiseau, les autres de tête de linotte.
Depuis le temps que je cherchais la clef de l’énigme de la mémoire! Enfin j’ai trouvé. Des réponses à mes questions arrivent de deux sources : « L’ignorance » et « La lenteur. » Grâce à Milan Kundera, je suis située et engagée sur la bonne piste. La lecture des deux romans est venue renforcer mes recherches et corroborer mes hypothèses.
L’époque actuelle porte d’innombrables plaintes concernant le manque de mémoire. Les personnes âgées ne sont plus les seules victimes même si elles semblent être les plus nombreuses à souffrir de cette fameuse perte de mémoire. Je suis convaincue que cette faculté comme toutes les autres est approvisionnée et stimulée par les sens. Quand un événement nous projette dans un autre univers, les sens captent le nouveau, l’inconnu. Lorsque la dose d’inconnu est trop intense pour trop longtemps, les repères s’estompent. Le meilleur exemple à te soumettre est celui du départ de la personne âgée de son domicile vers le foyer de soins. La personne est plongée parmi des étrangers. Ils ne savent rien d’elle. Elle ne sait rien d’eux. Depuis longtemps, les enfants sont loin, les voisins ont déménagé, les édifices du coin démolis. Les propriétaires et les employés des commerces ont fait place à de nouveaux visages. Bref, le passé n’est plus ce qu’il était et le présent n’est plus. Une situation si bouleversante est passible d’apporter insécurité et confusion. L’exode et l’isolement peuvent affecter la mémoire car la mémoire réside avant tout dans la parole qui l’accompagne. Des jeunes aussi ont à vivre cela. L’impact est moins évident.
Un autre facteur tout aussi nocif que le changement complet de décors familiers est la surabondance d’activités et d’informations à consommer hâtivement. Il faut que ça saute, que ça accélère. Ça presse. On devient expéditif. L’information devient de plus en plus complexe et de plus en plus rapide. Tu sais Urgel, je peux facilement retenir des renseignements que me donne une personne dans la rue. Mais il en va autrement quand j’ai affaire à un répondeur qui en un temps record débite des dizaines d’options, ingurgite une tonne d’informations indésirables. Au bout du fil, il gruge mon prochain vingt minutes de musique ou de messages publicitaires tous aussi insignifiants les uns que les autres.
Et l’on voudrait que la mémoire conserve son rythme. La mémoire nécessite bel et bien un rythme afin de fonctionner efficacement. Ce rythme, c’est la lenteur. Milan Kundera le dit : « Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli. » L’auteur évoque une situation banale pour expliciter son point. Un homme marche dans la rue et s’arrête soudain quand il veut se rappeler quelque chose. Par contre, quelqu’un qui veut oublier un incident pénible accélère le pas afin de s’éloigner du moment indésirable. Milan Kundera ajoute : « Le degré de lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. » Je suis convaincue que la vitesse est une entrave à la mémoire.
La mémoire exige des repères dans le temps et les lieux. Je me suis demandé pourquoi après quatre ou cinq générations au Canada, les Italiens et les Chinois d’origine parlaient encore leur langue tandis qu’un francophone de l’Est perd la sienne après avoir vécu moins de vingt ans à Vancouver. C’est que ces gens se rassemblent, se parlent et se remémorent des souvenirs communs. Ils alimentent leur présent avec le passé. Ils se transmettent ainsi une mémoire collective.
Nous avons tendance à nous laisser amputer facilement de notre langue. Nous sommes perdus dans un monde étranger où nous ne savons rien des gens que nous côtoyons. Ceux-ci ne savent rien de nous. Là encore, Milan Kundera confirme mes idées sur l’espèce d’amnésie qui nous frappe! « Ulysse fut obligé de vivre avec des gens dont il ne savait rien. [ … ] On peut comprendre cette curieuse contradiction si on se rend compte que la mémoire, pour qu’elle puisse bien fonctionner, a besoin d’un entraînement incessant. Si les souvenirs ne sont pas évoqués, encore et encore, dans les conversations entre amis, ils s’en vont. Les émigrés regroupés dans les colonies de compatriotes se racontent jusqu’à la nausée les mêmes histoires qui ainsi deviennent inoubliables. » Les mouvements si rapides des changements autour de nous transforment le paysage à une vitesse telle que dix ans suffisent à anéantir le lieu où l’on a vécu et à métamorphoser les souvenirs qu’il habitait. Les êtres que l’on y retrouve n’ont plus les mêmes souvenirs que nous.
Un jeune de quinze ans qui veut raconter ses souvenirs d’écoliers à sa sœur de vingt ans frappe un mur. Elle n’a jamais connu ses programmes, a étudié avec d’autres méthodes, d’autres manuels. Les êtres ont de moins en moins de quotidien en commun. La majorité des enfants n’ont jamais vu leurs parents exercer leur métier. Chaque membre d’une famille vit à un rythme accéléré qui érige des murs de silence et d’étrangeté. La mémoire a besoin de paroles. Elle se nourrit de lenteur et de familier. La vitesse, le silence et l’absence sont ses pires ennemis.
Mieux vaut cesser immédiatement de s’affubler des mots nocifs à la mémoire comme Alzheimer, trou de mémoire, perte. Prenons le temps de se rappeler. D’ailleurs, ce dont on se rappelle prend si peu de notre temps pour se dire. Là encore, Milan Kundera arrive à une découverte évidente : « Le passé dont on se souvient est dépourvu de temps. » De là l’importance cruciale des livres et des films. Ils emmagasinent la mémoire dans une durée qui nous permet de mieux la comprendre.
Si tu veux en savoir plus sur la mémoire, je te suggère « La lenteur » et « L’ignorance » de Milan Kundera. Tu prendras plaisir et connaissance à lire ces deux romans. Le dernier numéro de la revue « Vous » offre un dossier bref mais intéressant sur le sujet. Tu y trouveras les caractéristiques d’une bonne mémoire, ce qui la protège comme ce qui la perturbe.
Continue de t’engager dans des activités qui t’animent, t’intéressent et t’éveillent. Elles entretiennent tes neurones et enrichissent ta mémoire. Ne te lasse pas d’observer, lire, découvrir, discuter et marcher. Ta mémoire ne s’en portera que mieux. Ne t’inquiète surtout pas pour tes neurones; nous en possédons en quantité suffisante pour vivre lucide jusqu’à cent vingt ans.
amitiés,
Alvina
Salut Alvina,
Comme tes observations sont justes et précises à propos de la mémoire, cette faculté, dit-on, qui oublie. Tellement que j’entreprends aujourd’hui même La Lenteur, mettant en veilleuse d’autres lectures qui attendront.
La mémoire, elle me fait défaut bien souvent à propos des mots égarés qui ne viennent qu’après un moment de réflexion, le débit de la parole, de l’écriture est plus lent, la recherche plus présente. Heureusement j’utilise des outils qui me permettent de chercher, de trouver tant et aussi longtemps que j’en serai capable, car là aussi la mémoire peut flancher.
Déjà La Rochefoucauld nous a laissé cette réflexion moraliste: Tout le monde se plaint de sa mémoire, personne de son jugement. Il semble bien qu’avant Kundera il avait compris le lien entre lenteur et mémoire car n’est-ce pas de cela ce dont il s’agit? Si je prends le temps d’y penser avec un peu d’application, la mémoire revient la plupart du temps. Encore faut-il être animé d’une certaine quête, celle de la précision, de l’affirmation fondée plutôt que gratuite ou nonchalante. Je serais passablement désemparé si je n’arrivais pas à me rappeler du passé qui m’a ni plus ni moins élevé. Il est rare que je me plaigne de ma mémoire même si je dois mettre plus de temps, souvent récompensé par le trait de lumière qu’apporte la découverte. Il arrive travers un lapsus que je sois amusé de voir les liens qui peuvent être faits de manière biscornue. Mieux vaut en rire.