Enfance

Lettre vagabonde – 11 décembre 2002


Cher Urgel,

Tes propos sur l’enfance ont suscité moult réflexions. Je m’accorde avec toi quand tu affirmes que nous sommes influencés notre vie durant par nos jeunes années. Une enfance à Buchenwald, dans les asiles psychiatriques de Duplessis, semée d’abus de tout genre, de sans- abri, de sans parents et de sans amour, ça marque au fer chaud.

Mais Urgel, quand l’enfance est plus difficile à vivre à 50 ans qu’à 10 ans, on a besoin de l’aide de la psychanalyse ou une thérapie du genre à nous libérer du biberon et du petit pot. Pour certains, l’enfance, il ne faudrait jamais l’avoir vécue ou ne jamais l’avoir quittée. L’enfance, ça ne s’efface pas mais ça se corrige. Une erreur d’enfance dont la victime célèbre le 60e anniversaire comme le fait ton cousin mérite d’être proposé au livre de records Guinness. En plus, il persiste à accuser papa et maman de lui avoir refusé une bicyclette quand ses cousins roulaient librement à travers le village. J’accepte difficilement que la victime gratte inlassablement sa plaie pour montrer sa blessure ouverte et qu’il s’affaisse encore sur son mur de lamentation au lieu de le contourner. La prochaine fois qu’il te rabâche les oreilles avec « On voit bien toi que tu n’as pas eu l’enfance que j’ai eue moi », demande-lui donc ce qui l’empêche de se procurer un vélo comme son frère jumeau. Il refuse de devenir adulte ce Raoul. Il n’y a pas de pire inadapté que celui qui se complaît dans le refus et de son enfance et de l’âge adulte.

Encourage Raoul à cesser de lire toutes les publications sur le thème « trouver l’enfant en vous ». Il le rejette à mesure qu’il le découvre. Suggère-lui plutôt de bons romans où l’enfance se raconte et se rencontre. Voici quelques titres parmi lesquels tu pourras choisir son cadeau de Noël : « Le tambour » de l’écrivain allemand Günter Grass raconte l’histoire d’un enfant qui décide à l’âge de trois ans d’arrêter de grandir. Il voit donc la vie qui passe d’en bas. Marie-Claire Blais transmet admirablement l’enfance de Jean-le-Maigre dans « Une saison dans la vie d’Emmanuel ». Margaret Atwood relève les drames étouffés et les tragédies silencieuses de ses jeunes âges dans « Œil-de-chat ». J’ai découvert récemment un petit roman de Alain Rémond intitulé « Chaque jour est un adieu ». On y retrouve le bonheur en même temps que le gros malheur de l’enfance avec une profondeur qui rapproche ses souvenirs des nôtres. Ces romans permettent aux moments intenses du passé de ressurgir et à notre imaginaire autant qu’à notre réalité de les modifier.

Achète-lui donc un carnet et un stylo à ton Raoul. Dis-lui d’écrire son enfance, avec les mots du bord. Il découvrira peut-être un petit garçon à qui il a manqué autre chose qu’un vélo. Chacun devrait écrire son enfance. C’est la seule étape de la vie qui est contenue dans toutes les autres. Elle permet la survie ou anticipe l’effondrement.

Un jour, un homme me confia sa blessure d’enfance. Un incident, un seul, l’avait dépossédé de l’espoir et la confiance dans le genre humain. Après la mort de sa mère, ce garçon avait passé une décennie à l’orphelinat sans jamais recevoir la visite de son père. Il vivait trop loin disait-on. Le jour où il a quitté l’institution, il a découvert que son papa demeurait toujours à deux coins de rue de l’orphelinat. Sais-tu ce qu’il a fait de sa blessure cet homme-là ? Il a choisi une profession où il protégerait les enfants contre les adultes irresponsables. Il s’est approprié son enfance. J’ai appris de lui. Ah ! Si Raoul pouvait le rencontrer !

Tiens deux autres titres me reviennent en mémoire. C’est de Tim Guenard, un enfant martyr : « Plus fort que la haine » et « Tagueurs d’espérance ».

Je sais qu’on peut modifier son passé. Regarde ce que tu as fait avec le tien. Chaque regard vrai et profond capte un élément du monde et le remodèle. Tu connais Pierre Sansot ? Il écrit :

« L’enfance n’est pas le souvenir attendri de nos vertes années et l’oubli que nous sommes des adultes. Bien au contraire, il faut avancer en âge pour conquérir la jeunesse et plus tard grâce à un imaginaire inventif, nous aurons l’enfance que nous méritions. »

La semaine dernière, je suis retournée marcher dans la forêt de mon enfance. Je redevins pour quelques heures la fillette de Mountain Brook qui, jadis, courait dans le sentier de la liberté, chaussée d’insouciance, recouverte d’un bonnet de rêves et débordante d’émotions explosives. Des instants de contentement. S’il est vrai que l’enfance me précède, je m’assure qu’elle m’accompagne aussi. Il y avait du bonheur là. C’était comme si le château que j’habitais autrefois n’avait jamais perdu sa reine.

Prépare tes papilles gustatives. Le dîner de Noël des amis s’annonce gastronomique. J’ai hâte de te revoir.

Amitiés,

Alvina

1 commentaire

  1. Chère Alvina,
    En réponse à ta lettre du 11 décembre 2002, j’aimerais bien te donner des nouvelles de Raoul mais la covid l’a emporté. Voilà plusieurs années que je ne l’ai vu, il avait un emploi qu’il s’était créé dans la capitale nationale, pas la provinciale, la fédérale, il réussissait bien jusqu’à cette funeste année. La lettre date c’est sûr mais elle est encore d’actualité, l’enfance nous suit, c’est indéniable. Il n’y a pas si longtemps j’ai moi-même écrit ma petite histoire dans la mi-septantaine, le quart de mon projet raconte mon enfance, celle d’un enfant unique à qui rien n’a manqué et dont la vie s’est multipliée généreusement. Un jour tu m’as mentionné alors que je m’interrogeais sur la pauvreté de mon futur legs que ce que j’avais donné à mes enfants c’était leur enfance. Voilà qui m’a rasséréné pour le reste de mes jours, un fardeau s’est enlevé de mes épaules. Aujourd’hui chacun vit sa vie libre et heureux répartis à travers le Canada avec 17 petits-enfants avides de connaissances et de projets.
    C’est à l’adolescence que j’ai pris l’habitude d’écrire dans un journal intime puis dans la correspondance faisant office de carnet et stylo mentionnés dans ta lettre. Ça m’a beaucoup servi. Moi qui croyais n’avoir que peu à écrire sur mon enfance car tout est transformé dans la ville où je suis né. J’y suis retourné plusieurs fois, y ai enterré père et mère, y ai amené enfants et amis pour montrer l’endroit de mon enfance, le magasin Setlakwe alors voisin de chez-moi d’alors, cimetières et aires de commémoration, etc. Je pourrais continuer mais serait-ce approprié comme commentaire? Néanmoins cette lettre fait du bien et rappelle l’importance de l’enfance et surtout de ne pas «se laisser avoir par la faiblesse» en jonglant sur ses malheurs d’antan.
    Urgel

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