Lettre vagabonde – 6 avril 2005
Bonjour Urgel,
Juste à la sortie de l’adolescence, je suis tombée sur « Une saison dans la vie d’Emmanuel » de Marie-Claire Blais. J’eus l’impression de faire une entrée privilégiée en littérature et en l’univers des adultes. Comme les autres qui découvraient un écrivain bien vivant parmi tous les morts de nos livres scolaires, j’en fis mon idole. Derrière tant de force, d’audace et d’originalité dans une œuvre littéraire devait se cacher une personne exceptionnelle.
La poésie, le théâtre et les romans de Marie-Claire Blais m’atteignirent au plus profond, là où bouillonnent les sentiments et se composent les facettes d’une identité. Elle m’invitait à voyager tout à l’intérieur, là où il est bon de grandir et de saisir une meilleure compréhension du monde.
À mesure que je découvrais l’œuvre de Marie-Claire Blais, je tentais de suivre son parcours. Je me souviens de la première fois qu’elle m’apparut à la télévision, le visage à demi caché par une longue crinière noire. Je l’ai suivie partout, en Bretagne, à Welfleet, Cape Cod et à Montréal. À Key West, un matin, très tôt, je me suis arrêtée devant sa demeure. Derrière la porte close travaillait une grande romancière. C’était un lieu sacré.
Quand Marie-Claire Blais a accepté de tenir une rencontre littéraire chez moi, ce fut le bonheur. En quittant, elle a même offert de revenir. Donc, à la Tourelle, nous l’avons accueillie à deux reprises. Ma bibliothèque est enrichie de ses œuvres.
La plus grande qualité de Marie-Claire Blais : l’écoute. Je n’ai pas rencontré une autre personne avec un sens de l’écoute si intense et si authentique. Il s’en dégage une compassion et une empathie à renverser toutes les barrières entre les individus. Sa mémoire s’imprègne des êtres qui se racontent sous son écoute généreuse.
Marie-Claire Blais peut bien absorber tous les états du monde, raconter la vie de l’autre comme si elle l’avait vécue. Elle sait tremper son cœur dans l’encrier des pauvres et des riches, des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes comme si chacun se substituait à l’auteure. Elle laisse parler et agir ses personnages. Son parcours s’inscrit à même le parcours des témoins de notre humanité. Dans une entrevue au Devoir en mars dernier, l’écrivain confiait : « J’écoute beaucoup. Peut-être que les gens ne s’en rendent pas toujours compte. » Il faut être muni d’une capacité d’écoute indéfectible pour écrire sur tant de personnes et autant de sujets en un seul roman.
Son dernier roman boucle une trilogie. « Augustino et le chœur de la destruction » ramène les personnages de « Soifs » et de « Dans la foudre et la lumière ». Ils ont grandi, ils ont vieilli. On reproche parfois à l’écriture de Marie-Claire Blais d’être difficile à lire à cause du manque de ponctuation. En lisant « Augustino et le chœur de la destruction », j’ai oublié la ponctuation. Après j’ai regardé. Bien sûr, il y avait des points. Ils n’ont pas su m’arrêter.
Je te souligne la présence de Marie Curie qui se glisse subrepticement dans ce roman. Elle se demande si elle a réussi sa vie. Je dirais oui, tout comme Marie-Claire Blais réussit la sienne. Réussir sa vie n’est-ce pas collaborer à la réussite de celle des autres? Je lève mon chapeau et incline la tête devant ces deux femmes. Les grandes de ce monde n’ont pas nécessairement la vedette, juste une grandeur d’âme qui côtoie et rejoint l’humanité.
Si tu veux t’engager dans le débat de ce que ça prend pour faire et défaire un monde, je te conseille de lire ce roman. Parmi ces voix multiples, tu entendras la tienne. Tu te reconnaîtras en de nombreux témoins. Marie-Claire Blais écrit : « Laissez-moi vivre ces instants qui ne sont que les miens », liberté qu’elle lègue à tous ses personnages. Il y a beaucoup à recevoir de « Augustino ou le chœur de la destruction » car Marie-Claire Blais réussit à tout nous donner.
Amitiés,
Alvina