Lettre vagabonde – 30 mai 2007
Chère Josée,
La randonnée en montagne nous conduit souvent au cœur du monde sauvage. Elle fréquente ces lieux où la terre possède encore une conscience et une dignité. Je m’interroge à savoir combien d’êtres humains ont accès à des espaces non apprivoisés. Qui a la chance de s’aventurer en des lieux incultes et inhabités? Certaines gens font des centaines voire des milliers de kilomètres avant d’atteindre une forêt, un océan, un désert ou une montagne. Ils rêvent d’une nature sauvage où abriter leur solitude et reprendre contact avec la terre.
Nous sommes choyées de retrouver à quelques kilomètres de chez nous des sentiers traversant le monde sauvage. En vingt minutes de voiture, j’atteins le Sentier international des Appalaches, le plus long et le plus isolé des sentiers de la Gaspésie. Parcourant le territoire sur près de six cent cinquante kilomètres, il traverse forêts et montagnes. Il contourne lacs et étangs, longe rivières et ruisseaux. Parfois il s’aventure dans un village par nécessité.
Les orignaux et les chevreuils fréquentent ces sentiers. Les oiseaux les survolent, y font escale. Des excréments d’ours, de renards et de lièvres signalent leur présence. On y aperçoit souris, crapauds et écureuils. Les perdrix hésitent avant de s’envoler à notre approche. Les araignées et les fourmis vaquent à leurs occupations comme si on n’était pas là. Malgré les froids de mai, la végétation donne à voir des sous-bois fleuris. À quelques pas d’un amas de neige, s’élèvent des lanternes rouge vif : les trilles.
Sur les sentiers de Saint-André à Matapédia, nous avons parcouru seize kilomètres sans rencontrer âme qui vive. Huit heures de marche en montagne. Deux solitudes à l’affût de l’émerveillement. On se laisse surprendre par une fleur jaune aux feuilles marbrées, ensorceler par les voix mystérieuses de la forêt et attirer par un insecte d’un rouge écarlate. Que de découvertes au bout du pied! Sur le plateau, tu disais marcher dans l’automne en plein mois de mai à cause des feuilles mortes.
Le soleil avait beau s’allonger entre les branches, le vent le soulevait, le déplaçait pour lui substituer des taches d’ombre. De vieux arbres s’agrippaient aux autres, gémissaient et se débattaient sous l’assaut du vent. Le ruisseau prenait toute la place dans mes oreilles et laissait la bourrasque sans voix là-haut tout à son agitation déchaînée. On profita des pauses pour lire Gilles Jobidon. J’ai lu : « Les oiseaux, qui connaissent la musique, ne se sont pas encore fait ensevelir par tout ce qu’on invente pour tuer le temps, les gens, les oiseaux aussi, » À ton tour tu as lu : « Huit heures trente du matin. Les rues sont combles de ceux qui pensent que le pain qu’ils gagnent est plus digne que celui de ceux qui sont sans gagne-pain, » C’était juste avant la sortie du bois. Nous laissions derrière nous les lieux incultes, inhabités, le silence et un peu de soi et ces voix du vent, de la terre porteuses de poèmes inédits.
Si le monde sauvage des Appalaches m’enveloppe et m’émerveille, il existe un autre monde sauvage, qui me répugne. C’est le monde de la sauvagerie. Les deux univers se confrontent dans Le ciel, les étoiles, le monde sauvage de Rick Bass. Je l’ai terminé en pleine nuit. Une demi-lune veillait, les étoiles aussi. Ça m’a consolée. La dernière nouvelle de Bass se déroule dans un ranch au Texas. Anne y raconte l’histoire de sa famille aimante et du monde sauvage de son enfance. Autour d’elle, la sauvagerie des hommes. L’exploitation à outrance du sol et des sources d’eau côtoie l’extermination pure et simple des prédateurs de troupeaux monstres. On chasse des aigles et autres rapaces en avion. Les bêtes au sol sont nourries de poisons fournis par le gouvernement. Les animaux meurent, la terre tombe malade et les êtres aussi. Des milliardaires augmentent leurs profits.
Mieux vaut s’accrocher à chaque parcelle du monde sauvage avant que l’homme, dans sa sauvagerie, s’empare de la planète. Rick Bass fait dire à Anne : « Nous essayons de délimiter des frontières et de poser des clôtures, nous essayons de définir une limite entre la vie et la mort, l’homme et la nature, la culpabilité et l’innocence […] Nous sommes tous interconnectés, tous, nous ne formons qu’un seul organisme. » La dernière nouvelle Le ciel, les étoiles, le monde sauvage aide à se réconcilier avec le lieu où nous vivons. Un vibrant hommage à la force de la famille aimante, à l’amour de la terre.
On ne peut pas changer le monde mais on peut certainement laisser vivre le lieu où l’on s’est installé. Tant que nous laisserons des arbres respirer autour de nous, des animaux circuler, un ciel assez clair pour observer les étoiles la nuit, je garderai espoir. Rick Bass écrit : « Je ne comprenais pas que nous formions une île sauvage et que l’âme même de la terre résidait sous nos pieds, parmi les branches des cèdres et dans nos poumons. Je ne comprenais pas que tout ce monde sauvage s’accrochait à nous, avait besoin de nous. »
Dépêchons-nous de parcourir le monde sauvage à la force de nos pieds avant que la sauvagerie des hommes ne le détruise. Et comme l’exprime Colette Fellous : « J’aime dire que le monde m’a été donné et que je dois le lire à toute vitesse. » Demain, ce sera trop tard déjà. Et il nous reste à découvrir des centaines de kilomètres du Sentier international des Appalaches.
à la prochaine randonnée Josée
Amitiés,
Alvina