Lettre vagabonde – 25 août 2014
Impensable d’entreprendre une randonnée sans insérer dans mon sac à dos un livre, un recueil de poésie de préférence. J’attrape sur la table basse Jeux d’ouvertures de Laurier Veilleux. Tiens, ça fera du bien à ce citadin de se balader du côté du sentier international des Appalaches. Un lieu privilégié pour qui veut s’oxygéner les poumons et pousser son corps à des efforts intensifs. J’y sais la nature généreuse et Laurier Veilleux généreux de nature. La pérégrination s’annonce palpitante.
Malgré sa beauté et ses défis, le sentier international des Appalaches est peu fréquenté même en ce juillet chaud et ensoleillé. La poésie lui ressemble, elle, la laissée pour compte, boudée même par les plus fervents lecteurs. Pourtant la marche en forêt et la poésie sont deux sources d’exploration et de révélations. Les arbres et les poèmes possèdent des vertus miraculeuses. Si les mots et les plantes n’arrivent pas à nous guérir de tous nos malheurs, du moins ils nous soulagent et nous délestent de bien des maux. Sans mes randonnées en forêt et en montagne, j’ai l’impression qu’il ne m’arriverait rien. Je crois que sans la poésie, j’ignorerais qui je suis.
La complicité est forte entre la forêt et moi. Vies secrètes, mort apparente, mouvements furtifs, odeurs envoûtantes; tout me parle. J’ai beau fouler le sentier pour la quatrième fois, j’y découvre de l’inédit. Un lièvre nerveux qui guette mon intrusion et rebondit hors de ma vue ou un crapaud qui s’immobilise sous son camouflage de feuilles mortes me lient intensément à la vie. Et que dire des arbres, ces incomparables purificateurs d’air, ces donneurs d’huiles essentielles. Ce sont de prodigieux guérisseurs. Une étude produite en Écosse à l’Université de Glasgow a démontré l’effet bénéfique des arbres dans la prévention des maladies cardio-vasculaires et autres maladies engendrées par la pollution.
Un rocher au dos long et courbé s’allonge dans la rivière Causapscal. Il me servira de refuge pour la pause du midi. Je retire de mon sac à dos le recueil de poésie en même temps que mon sandwich. Laurier Veilleux n’a d’autre choix que de s’installer sur la grosse pierre rugueuse où s’accroche quelque cartilage de saumon qu’a probablement dévoré le pygargue à queue blanche qui rôde au-dessus de la rivière. Impossible de dissocier le poète de sa poésie surtout si on a eu la chance de rencontrer Laurier Veilleux et de suivre ses ateliers d’écriture. D’une générosité sans borne, il accorde une vitrine optimale aux autres écrivains. Jeux d’ouvertures donne la parole à une trentaine de poètes dont quelques vers de chacun s’insèrent dans ses propres textes. Tant de générosité émane du messager de la littérature. Il a écrit ce recueil en mémoire de son père menuisier qui nommait ouvertures les portes et fenêtres de sa fabrication. Je n’en suis pas à ma première lecture du recueil mais comme Ella Maillart je suis convaincue que « réciter de la poésie face à l’immensité de la nature est une source inépuisable de bonheur. » Un bonheur égal à celui d’observer un lièvre dans le sous-bois au lieu de le voir prisonnier de sa cage. Entourée de fenêtres, je le suis.
Je tombe sur un poème écrit à l’encre de la souffrance et du deuil. « La vie glisse entre nos doigts. » « Nous tournons en rond / sur des routes défoncées / Nous portons des blessures / bien plus anciennes que nous. » Sur le sentier, des arbres abattus par le vent, un nid écrasé sous le tronc, un bouleau grugé par les insectes, sont autant de morts. Victimes de leurs nombreux prédateurs, nombre de saumons n’atteindront jamais leur destination.
Dans Jeux d’ouvertures, Laurier Veilleux invite Hélène Dorion à confier « la souffrance commune d’habiter le monde. » Elle se tapit partout la souffrance, dans la perte d’êtres chers, la maladie, les labeurs excessifs et la guerre. La poésie de Laurier Veilleux témoigne des émotions complexes et puissantes qui s’en dégagent. Élise Turcotte affirme que la souffrance « est notre qualité humaine la plus puissante. » Si la voix du poète porte la douleur, elle porte aussi le soulagement, le répit et l’apaisement. L’avancée foule l’espoir « un peu de courage nous vient / de ceux qui nous ont précédés / leur acharnement./ Ces millénaires de résistance. » Le poète franchit les portes de l’obscurité et de l’oubli et se dirige vers le mouvement et la lumière. Tel le saumon, il remonte le courant de nos origines. Ne sommes-nous pas tous des nomades dans l’âme? Par la marche et le poème nous devenons ce que décrit si bien le veilleur qu’est Laurier Veilleux. « Guetteurs étonnés, nous contemplons / ce qui bouge dru / sous la masse inerte / comme sous le vivant. » Le poème indique le chemin où se rejoignent les rêves, l’espoir et la contemplation. « Vaste fenêtre ouverte sur l’en-dedans / le rêve nous fait les pupilles plus grandes. / Et plus de clarté nous vient / du monde des songes. »
Voici que le poète a « levé les stores, poussé les volets, ouvert les fenêtres. » Il devient marcheur parmi nous. Nous sommes à l’écoute du chant de l’oiseau, des trépidations de la rivière, du tintamarre provoqué par le bec du pic à tête noire dans le bouleau, nous nous laissons pénétrer par la chute de la lumière sur les feuilles, la calme immobilité du crapaud, la vigilance du pygargue au-dessus du cours d’eau. Nous nous étonnons de tout ce qui grouille de vie et de sens dans l’effort acharné du saumon. Le souffle dans les vers admirables de Laurier Veilleux dilate l’espace, aiguise mon regard. Les mots inscrivent des marques invisibles sur la sensibilité du monde vivant.
La traversée des Appalaches en longeant la rivière Causapscal s’est enrichie de Jeux d’ouvertures. Le poème comme la marche rythme notre manière d’habiter le monde. Les deux nous mènent, tout comme le saumon de l’Atlantique, vers le lieu de nos recommencements. Malgré la souffrance, à cause d’elle peut-être, ne vaut-il pas la peine de mêler mes pas au défilé du bonheur feuillu?