La langue assassinée

Lettre vagabonde – 26 février 2003

Cher Urgel,

Je suis ravie d’apprendre que l’écriture quotidienne de ton journal intime t’amène à découvrir en même temps que des mots nouveaux, de nouvelles dimensions de toi. C’est super ! Les mots possèdent un pouvoir. Hélas, les dirigeants aussi ont découvert le pouvoir des mots. Les mots ça dit tout. Avec des mots, on brosse des pensées, on s’invente des amours et des amitiés. On déterre des trésors ensevelis et on explore les confins de l’univers. Enlève le mot dinosaure de tous les livres et le dinosaure mourra cette fois-ci de sa belle mort. Il sera projeté hors de la mémoire du temps.

Je constate que les décolonisateurs de culture cherchent à faire disparaître les êtres et les choses actuellement en éliminant les mots pour les nommer. Sous prétexte qu’il est désuet, porteur de préjugés ou une tare, le mot est tout simplement anéanti. Quel désastre !

Joël Des Rosiers, grand poète et psychiatre, dénonce le fait de réduire la langue à sa seule fonction de communication. Il s’insurge contre la structuration, la domination et la sujétion qu’on exerce sur l’individu par l’entremise de la langue. Si je te cite longuement Joël Des Rosiers dans un extrait de « Théories caraïbes », c’est que ces propos m’ont réveillée.

« Prenez notre langue quotidienne, celle de nos hôpitaux : elle est désexualisée, territoire sans odeur, sans saveur et sans substance. C’est un abâtardissement et je m’en offusque, car la langue française, si belle et si féconde, ne s’honore aucunement de ces tentatives de la castrer de ses mots les plus vifs, qui ont une étymologie, c’est-à-dire une histoire. Nommer un sourd un « malentendant » ou un aveugle un « non-voyant », c’est vouloir nier l’étymologie, donc l’origine, comme si tout naissait ici et maintenant. Il s’agit là d’une volonté de faire du sujet un être irresponsable de sa souffrance et qui ne pourra plus faire une histoire de ses manques. Il sera alors plus facile de l’appeler usager, bénéficiaire, mais surtout pas malade. C’est une dénégation, voire un déni du sujet, de l’amputer ainsi de sa maladie, qui bien souvent donnait sens à sa vie. Cette langue technocratique médite une œuvre infâme : l’anéantissement de la sensibilité et de l’émotion humaines ! »

De plus en plus de mots sont exclus des dictionnaires. On les remplace par des mots techniques, rauques, durs, vagues, impersonnels, sans origine, peut-être même sans avenir. On abat des adjectifs et des noms comme on coupe des branches. Un tronc dépouillé n’est plus capteur de vie. Nous ne sommes plus des travailleurs sociaux, des infirmières, des médecins ou des enseignants. Nous sommes devenus des intervenants ou des agents. Les édifices aussi perdent leurs noms. Ils sont devenus des centres de ceci et des centres de cela.

On n’ose plus nommer les choses. On ne laisse pas les gens être ce qu’ils sont. J’assistais à un moment donné à un colloque en éducation à l’Université de Moncton. Sur la feuille d’inscription, il fallait cocher le métier exercé. Quatre-vingt pour cent des participants étaient des enseignants. Je retrouvai sur la liste, agents pédagogiques, directeurs d’école, psychologues, intervenants et quelques autres. J’ignore où cocher. Je mentionne à la secrétaire qu’on a dû faire un oubli, que l’on a omis le mot enseignant. Elle me regarde droit dans les yeux et me demande ce que je fais dans la vie. À ma réponse : « j’enseigne », elle réplique : « Vous avez peut-être la prétention d’être une enseignante, mais vous êtes une intervenante, cochez-là s’il vous plaît. » J’ai voulu intervenir, peine perdue, elle ne m’écoutait déjà plus. Au mot autres, j’ai ajouté enseignante avant de cocher.

En une fraction de seconde, j’avais perdu mon statut. On venait de m’affubler d’un mot qui me glaçait, me déstabilisait et me dépouillait d’une valeur sûre : mon travail. On me greffait une identité de masse qui ne me disait rien, absolument rien. Vite un dictionnaire pour renaître de mes cendres. « Petit Robert » intervenant : adj. (1606 de intervenir) Dr. Qui intervient dans une instance, dans un procès. Subst. L’intervenant. Tiens me voilà parachutée dans le secteur juridique. Euréka, je retrouve quand même « enseignant » chez Robert : enseignant, ante adj. et nom (1762 de enseigner) Qui enseigne, est chargé de l’enseignement. Le corps enseignant, l’ensemble de professeurs et instituteurs. Les conseillers pédagogiques sont devenus des agents. Selon Pierre Larousse, agent : une personne chargée de gérer, d’administrer pour le compte d’autrui. « Conseiller » signifie : personne dont la fonction est d’orienter, de donner des conseils, de guider dans des domaines spécifiques. »

Les trafiquants de noms sont en réalité des voleurs d’identité. Il est plus facile de rendre conforme et de soumettre la masse quand un mot sert à les désigner tous. Les nouveaux termes employés nous baptisent par millions puis nous expédient vers la même destination : un pays sans nuance, sans substance pour un peuple sans visage. Le désert de la langue quoi.

Les mots sont magiques. Ils font apparaître les êtres et les choses. Un mot disparaît, une chose se perd. C’est l’oubli. Dans son roman « La grammaire est une chanson douce » Erik Orsena appelle le voleur de mot, Nécrole. Voici la politique de Nécrole :

« Tous les mots sont des outils. Ni plus ni moins. Des outils de communication. Comme les voitures. Des outils techniques, des outils utiles. D’ailleurs les mots sont trop nombreux. De gré ou de force, je les réduirai à cinq cents, six cents, le strict nécessaire. On perd le sens du travail quand on a trop de mots. »

Beaucoup pensent comme Nécrole, parmi eux, les économistes, les banquiers et les politiciens.

Il meurt vingt-cinq langues par année sur la terre. Il reste dit-on, cinq milles langues vivantes. À nous de choisir de les maintenir ou de les anéantir. Erik Orsena écrit :

« Les mots sont les petits moteurs de la vie. Nous devons en prendre soin. »

Des mots survivent grâce au Thésaurus Larousse comme nuital et affolir. Un dictionnaire encyclopédique Quillet de 1966 protège des mots fabuleux de ses assaillants. Je les conserve précieusement.

Pardonne mon emportement Urgel. C’est la faute aux mots. Je te quitte sur cette réflexion de René Char :

« Les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux. »

 

une protectrice des amis mots

Alvina

1 commentaire

  1. Chère Alvina,

    Je suis fasciné par tes réflexions sur les mots qui, je le souligne, malgré leur nombre ne se forment en français qu’avec seulement 26 graphèmes, les lettres et 36 phonèmes, les sons. Ajoutons-y signes orthographiques et ponctuation, nous devrions les avoir tous. Vive les dicos pour les conserver et raconter leur histoire!

    Certains disparaissent, d’autres apparaissent selon l’usage, selon le niveau de langue, la région, selon la nécessité, le changement. Est-ce richesse ou appauvrissement! Qui s’en soucient? Des gens pour qui la pensée, la communication, l’écriture s’irisent devant la justesse des mots et leur agencement. Poésie, prose, rhétorique utilisent des mots pour toucher d’où leur importance.

    Je m’emporte, ce dont il est question dans ta lettre à propos des mots, c’est leur assassinat devant l’invasion de néologismes ou de substituts créés par des technocrates la plupart du temps pour obéir à une tendance, je cherche le mot, l’euphémisation du langage pour cacher le laid, asexuer le vocabulaire, le dégenrer, et comme tu écris: « anéantir la sensibilité et l’émotion » visant du coup une atténuation de la réalité pour en attendrir la portée.

    Le clin d’œil à Érik Orsena est des plus justes, « Que serait l’amour sans les mots d’amour » et pour conclure faisant un immense pied-de-nez à Nécrole, quelle est la langue qui a le plus de mots?
    https://bit.ly/30hGbtF

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