Lettre vagabonde – 11 juin 2008
Cher Urgel,
« À quoi ça sert d’inventer des histoires alors que la réalité est déjà incroyable ? », demandait une détenue lors d’une rencontre du club de lecture de la prison. La question était adressée à Nancy Huston. Elle resta bouche bée. Il s’ensuivit sur deux cents pages, une série d’interrogations qui saisissent, captivent et nous prennent à la fois à témoin et en otage. Des réflexions nous ébranlent et s’accrochent au sens de la vie et à notre identité. Des réponses également, des réponses à l’affût du sens et des différences.
Le premier mot qui nous identifie, c’est notre prénom. Si on interroge sur son origine, nos parents raconteront une histoire. Notre toute première histoire tourne autour du prénom reçu à la naissance. « Nous entrons dans la vie par un lien au passé » explique Nancy Huston. De toutes les espèces animales, nous sommes la seule à reconnaître l’existence de la naissance et de la mort. L’auteur nous distingue des autres espèces en ces mots : « Nous sommes l’espèce fabulatrice. Voilà l’entrée en matière d’une histoire magnifique : la nôtre. » Elle possède ce don rare et inestimable Nancy Huston, celui de raconter des pans de notre histoire dans ses essais et ses romans.
Pour comprendre et justifier notre passage sur la terre, nous en mesurons la durée. Les dates, les calendriers, les anniversaires et la montre marquent le temps. Les incidents et les événements qui s’y déroulent composent notre histoire. La mémoire guide cette histoire, l’ordonne, sélectionne, exclut, construit et fabule. La vie n’est plus ni moins qu’un récit dont nous sommes les narrateurs. « On ne naît pas (un) soi, on le devient » avance Nancy Huston.
À partir du récit de chacun, on crée des histoires communes qui nous lient. De même, on lie des histoires qui nous créent. La religion, la philosophie, la culture, les arts et la généalogie sont les sources principales des fables d’une collectivité. Nous engendrons ainsi tout un scénario de valeurs, de justifications à nos actes, de théories et de rituels considérés comme des vérités. De nos scénarios, Nancy Huston conclut : « Ils sont réels puisqu’ils font partie de notre réalité, mais ils ne sont pas « vrais». »
Qu’est-ce qui nous propulse alors vers une plus grande ouverture sur le monde ? Qu’est-ce qui favorise la compréhension des histoires des autres peuples, des autres nations ? Il existe un élément essentiel pour accéder aux autres cultures, pour les comprendre et c’est, selon l’écrivaine, la lecture de romans. Nancy Huston le confirme dans L’espèce fabulatrice. » « Les non-lecteurs sont potentiellement dangereux, car faciles à manipuler par les Églises, les États, les médias etc. » Elle ajoute : « Les pays où les individus ont le droit de retravailler les fictions identitaires reçues – le droit de changer de religion, de parti politique, d’opinion, voire de sexe – sont aussi les pays où sont écrits et lus les romans. » Voici la réponse de Nancy Huston à la question de la détenue : « C’est parce que la réalité humaine est gorgée de fictions involontaires ou pauvres qu’il importe d’inventer des fictions volontaires et riches. »
Il me reste à te raconter des histoires de marmottes, celle de Lilianne, celle de Jean-Yves et la mienne. Pour Lilianne, ce sont de gros rats, pour moi de petits chiens sauvages, pour elle, des envahisseurs dangereux, pour moi, une présence agréable dans mon environnement. Jean-Yves les trouve mignonnes mais nuisibles pour ses fleurs. Lilianne a eu un choc le jour où elle est tombée sur une famille grouillante de marmottes dans les débris de son ancienne maison familiale. Une marmotte plutôt grassette et imposante avait élu domicile à proximité de sa demeure en pleine ville. Une marmotte a établi ses quartiers sur le terrain de sa nouvelle demeure. La marmotte m’a toujours paru inoffensive, dressée sur ses pattes arrière au fond du jardin ou au bord des routes. J’ai été émerveillée par une marmotte en train de préparer son terrier en y ramenant des feuilles mortes. Une famille installée dans mon tas de bois de chauffage m’a fait patienter deux semaines avant de quitter les lieux. Jean-Yves tente de la repousser à l’extérieur de son jardin de fleurs où elle avait élu domicile. Il lui lance des jets d’eau, espérant ainsi la forcer à déménager plus loin. Nous fabulons avec nos marmottes d’après nos expériences et certaines connaissances.
Je suis persuadée que si nos histoires sont variées et changeantes, si les romans nous abreuvent de fictions variées et riches, nous nous assurons une plus grande ouverture sur le monde. Albert Camus a raison de dire « qu’on ne s’exprime que par image. Si tu veux être philosophe, écris des romans. » Le danger serait de croire à une seule histoire de marmottes, d’y inclure et y associer sans distinctions, toutes les espèces animales. Dans ce contexte, si on remplaçait le mot marmotte par juif, islamiste, catholique ou immigrant, il pourrait s’ensuivre des injustices et des conflits. De là la nécessité de lire des romans, de se laisser raconter les plus riches histoires de tous les pays du monde. Nancy Huston signale « Il n’est ni possible ni souhaitable d’éliminer les fictions de la vie humaine. Elles nous sont vitales, consubstantielles. Elles créent notre réalité et nous aident à la supporter. »
L’espèce fabulatrice est un magnifique plaidoyer en faveur de l’imagination, de la raison d’être de nos histoires et des romans. Nancy Huston a raison de proclamer que nous sommes l’espèce fabulatrice. La littérature sert à nous enrichir. Alain Robbe-Grillet écrivait que « La fonction de l’art n’est jamais d’illustrer une vérité ou même une interrogation – connue à l’avance, mais de mettre au monde des interrogations (et aussi peut-être à terme des réponses) qui ne se connaissent pas encore elles-mêmes. » Ses propos ne font que confirmer la valeur du dernier essai de Nancy Huston. L’espèce fabulatrice, à lire absolument.
Amitiés,
Alvina