Lettre vagabonde – 29 novembre 2006
Cher Urgel,
As-tu remarqué mine de rien que les visages occupent une place primordiale dans notre quotidien? Ils exercent une forte influence. Le premier que l’on aperçoit le matin, c’est le nôtre, un faux en plus, tel que nous le renvoie le miroir. Un tout nu, fripé de nuit, trempé sous la débarbouillette et marqué déjà par les humeurs du jour. Une brosse enfoncée dans la bouche, l’autre dans les cheveux, on s’acharne à lui donner bonne figure. On sait que le visage sera exposé au vu et au su de tout le monde. On a beau se mettre sur son trente et un ou se vêtir avec désinvolture, la face se pointera comme une boussole pour dévoiler à tous les orientations de notre personnalité.
De tout temps, le visage fut notre pièce d’identité, l’indéniable témoin de notre caractère. Nous avons beau le camoufler sous le maquillage ou derrière les mimiques, sa vraie nature finira par déchirer le masque. Dans une journée, chaque visage en rencontre d’autres qu’il observe, jauge et compare. La plupart des commentaires et des jugements que les uns portent sur les autres résultent d’observations faciales. C’est la porte d’entrée de bien des conversations.
Je suis intriguée par les discours incongrus lors des rencontres avec d’anciennes connaissances. Chacun tente de justifier ou d’excuser le visage qu’il a et de flatter celui qu’il regarde. « Mais tu n’as pas changé, tu parais toujours aussi jeune, quel est ton secret?, ma foi tu ne vieillis pas, les années t’ont oublié… » Quand les menteries risquent de se transformer en criants mensonges, on s’empresse d’élaborer sur la jeunesse du cœur, l’insignifiance des apparences, l’impertinence du mental et la nécessité d’une attitude positive. On prend nos discours insensés pour des formules magiques tant on se méfie des changements marqués par le temps et les émotions.
Les visages sont des écrans où défilent les bonnes et les mauvaises nouvelles, où se reflètent le bonheur ou le malheur. D’où vient la crainte de lire le message inscrit sur la face visible de l’autre? Peut-être appréhendons-nous le décodage de notre propre visage. Il y a pire que de perdre la face, c’est de passer inaperçu comme si nous n’avions pas de visage. C’est ce qui arrive souvent dans les grandes villes où l’on circule incognito parmi l’indifférence de nos semblables.
J’ai une préférence pour les visages dignes de confiance, remplis de compassion et baignés de sincérité. Des visages qui s’allument sous le regard des autres. Ils peuvent être ridés ou joufflus, beaux ou laids, jeunes ou vieux. Ils peuvent refléter les sentiments qui les habitent, de la pire souffrance à l’extase. Mais ce sont des visages authentiques comme des livres ouverts. Des visages qui se parlent quand ils se croisent.
J’éprouverais beaucoup de difficulté à vivre en un endroit où je ne croiserais que des visages impassibles et inconnus. Il me semble que chaque sortie en vaut la peine grâce aux visages familiers comme aux nouveaux qui insufflent aux lieux une espèce d’humanisme. J’aime revenir à la maison avec non seulement mes sacs remplis de provisions mais le cœur aussi. S’il a fait provision de confidences, d’échanges tels un bout de rêves, une peine pire qu’une autre, le récit d’un voyage, il sera comblé.
Les autres visages influencent le nôtre. Ce sont en quelque sorte des miroirs. La vie serait bien monotone sans la grande variété de visages qu’il nous est donné de croiser J’ai appris lors de mon séjour à Lodève l’extrême importance de reconnaître quelques visages parmi la foule. Pas étonnant que Vincent Van Gogh écrivait que pour comprendre le monde, il lui fallait peindre des figures. En passant, j’ai bien hâte de revoir ton visage le mois prochain.
En toute amitié,
Alvina