Lettre vagabonde – 23 janvier 2008
Salut Urgel,
Jean-François Beauchemin revient en force et en originalité avec son dernier roman. S’il est des auteurs facilement reconnaissables par les thèmes similaires d’une œuvre à l’autre, tel n’est pas le cas chez Jean-François Beauchemin. Ceci est mon corps fait un grand bond hors du temps présent pour ramener jusqu’à nous un courant frais d’histoire ancienne.
Tu te souviens comment Le Jour des corneilles nous avait tous happés par le récit d’un enfant au langage archaïque, à la vision d’un monde hors du temps. Un enfant expliquait au juge les détours qu’avait pris sa vie pour trouver l’amour. Il concluait en ces termes : « De la première jusqu’à la finale heure de l’existence, ne sommes-nous pas, tous unanimement, chercheurs de chérissement, et comme sourciers de cœurs battants? Ne désirons-nous pas ouïr le timbre exquis d’un gratte cordes ci-dedans nos aimés? »
Jean-François publiait en 2006 un livre qui confirma sa notoriété : La fabrication de l’aube. Un récit troublant sur la fragilité de la vie. L’auteur s’interroge ainsi : « … d’où viennent les idées? Je crois qu’elles naissent du terreau où le mot même d’humanité trouve son sens : toute création de l’esprit, y compris le rêve, n’est-il pas le résultat d’une souffrance? » On ne sort pas de ce livre-là. Toutes nos interrogations nous rattrapent. Des éléments de réponses se déposent tout doucement sur nos incertitudes.
Ceci est mon corps est une grande enjambée surhumaine. Un vieillard déroule sa vie en séquences de souvenirs où s’entrechoquent connaissances et sentiments. Un vieillard attachant raconte à sa compagne mourante ce petit siècle d’existence où « l’amour, l’amitié, la réflexion, le scepticisme et les plantes lui sauvèrent la vie. » Ceci est mon corps est l’œuvre d’un sage un peu fou, d’un philosophe qui cerne dans le parcours de son destin la beauté du monde et la force de ses incertitudes. Une histoire ancienne pourtant actuelle. J’ai trouvé dans ce roman les grands noms de l’histoire; empereurs, astronomes, poètes et écrivains ont découvert et traduit un pan de l’humanité qui nous ressemble. Jean-François Beauchemin laisse à son narrateur l’entière liberté de raconter son histoire en un monologue percutant. Le narrateur n’est nul autre que Jésus de Nazareth.
C’est un livre à relire. J’ai annoté, surligné et retenu des phrases signifiantes d’où naissent les citations. « En voici quelques-unes. J’avais cru en Dieu, créateur du monde. J’ai préféré à la fin croire en ce monde créateur de Dieu. » – « Qui sait si la beauté […] n’est pas la raison d’être du monde? » – Nous progressons donc avec le monde, mais de façon moins certaine que lui, parce que nous ne portons pas en nous l’assurance tranquille que donne l’éternité »
Dans Ceci est mon corps le personnage de Jésus de Nazareth s’exprime avec la force et l’attachante sincérité d’Hadrien de Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. J’ai pris le même plaisir à lire ces deux œuvres. Je suis convaincue que Marguerite Yourcenar aurait reconnu en Jean-François Beauchemin un frère et un complice littéraire. Je reconnais une qualité exceptionnelle d’écriture en ces deux écrivains. Le plaisir est pris pour durer puisque Jean-François Beauchemin peut encore nous livrer des œuvres qui nous apprennent à vivre. Je tente de m’accommoder de l’incertitude que l’auteur sème en moi dans sa postface. Aurait-il l’intention de cesser d’écrire? J’emploie les mots de Josyane Savigneau pour le supplier de continuer. « Aimer un écrivain, c’est vouloir qu’il ne cesse jamais d’écrire. » Et j’aime Jean-François Beauchemin.
Amitiés,
Alvina