Ils sont partout ces tout-terrains

Lettre vagabonde – 3 novembre 2004

 

Dès l’enfance, je me suis retrouvée sur les terres de mes voisins à errer en toute liberté. Je m’aventurais dans les champs et m’enfonçais dans des forêts où aucun  arbre ne m’appartenait. Plus tard, bien plus tard, j’ai appris à demander la permission avant de m’aventurer corps et âme sur les terres d’autrui.

A Petite-Rivière-du-Loup, je foule depuis plus de vingt ans un domaine aussi vaste que la célèbre propriété de Rockefeller. J’ai obtenu l’approbation des  propriétaires terriens. Monsieur Gallant m’a gentiment donné accès à ses terres à condition de ne pas m’y aventurer avec une machine. Il peut dormir sur ses deux oreilles, l’idée ne m’a même pas effleurée. Le propriétaire du centre de ski mont Restigouche, celui du verger et le chef de la réserve Listuguj, tous m’ont accordé droit de passage. J’ai de la chance!

J’ai eu le bonheur de partager la nature uniquement avec les animaux sauvages. Des pistes de chevreuil dans la montagne de l’est, des pistes d’orignal dans les sentiers au nord, je lis leurs traces incrustées dans le sol ou imprégnées dans la neige. Les lièvres ont des sentiers battus visibles dans le sous-bois où ils refont incessamment le même trajet. Des perdrix s’enfuient à mon approche en un vrombissement d’ailes. D’autres m’observent immobiles tandis que je fais  semblant de ne pas les voir. Les ours ah les ours! Je n’en ai aperçu qu’un dans ma vie. C’était un petit. Mais sa présence se lit dans ses crottes laissées  dans les sentiers. En regardant de près, je peux déceler la source de son repas. S’il est composé de noyaux, je suis rassurée. Il est au régime végétarien. Quand il y a du poil, je me méfie.  L’ours doit saliver devant la collation sur deux pattes que je suis. Tout ça pour témoigner de mon bonheur et bien-être de vagabonder à ma guise comme si la planète était à partager.

Graduellement, le décor a changé. Les propriétaires terriens ont cloué aux arbres des affiches : « Défense de chasser » et « Défense de pêcher ». Puis le ton est monté : « Accès interdit », « Défense de passer » et  « Propriété privée ». A cause des permissions, je n’ai pas pris ça personnellement. Un tout nouveau prédateur  est rentré dans le décor, un prédateur à deux pattes sur quatre roues Il fait de plus en plus de ravages. Les propriétaires sont dépourvus devant le tout nouveau envahisseur : le conducteur de VTT. Les affiches clouées ont beau interdire leur circulation, ils sont aveugles, insouciants et indifférents. La propriété d’autrui? Connais pas. Un voisin a beau placer une barrière, un autre creuser des fossés, ériger des monticules de terre, coucher des billots à travers les sentiers, rien à leur épreuve. Aucun obstacle ne réussit à protéger le territoire de l’invasion des VTT. Ils foncent dans les obstacles, arrachent les piquets, creusent de nouvelles traces. Les conducteurs persistent dans la violation de la propriété privée en toute impunité.

Les nouveaux conducteurs de VTT sont de plus en plus jeunes, trop jeunes pour assumer la responsabilité d’un véhicule motorisé. Le mois dernier, des enfants masqués par des casques protecteurs, au volant de voitures motorisées pour adultes ont roulé à travers des allées de framboises et de pommiers saccageant une partie de la récolte. Avec un bruit de char d’assaut, à la vitesse d’une moto et l’agressivité d’un guerrier, le VTT roule et écrase les fleurs sauvages, les arbres fruitiers et les nids d’oiseaux.  Les conducteurs font fuir les bêtes sauvages et la marcheuse que je suis. Mieux vaut éviter les cailloux, la boue et l’eau que les tout-terrains propulsent dans les airs pour nous mitrailler sans merci.

Les villages ont beau construire des routes exclusives aux tout-terrains, dresser une liste de règlements, organiser des sessions de sensibilisation à l’environnement, le problème ne fait que s’accentuer. La forêt se remplit de panneaux de circulation de VTT.

Y a-t-il un âge pour posséder et  conduire ces véhicules tout-terrains? Je suis intriguée par le nombre croissant d’enfants au volant, sans contrainte, sans expérience et sans surveillance. Qui sont les parents de ces enfants chauffeurs précoces et chauffards dangereux? Sont-ils de ceux qui veulent offrir le bonheur à tout prix à leurs enfants avec des jouets pour grande personne? Sont-ils vraiment heureux ces jeunes installés sur leur tout-terrains dans un revêtement d’adulte avec le pouvoir des puissants? A promener ainsi son enfance dans le bruit et vers nulle part, les sens s’égarent et s’effritent. Et les machines et leurs conducteurs continuent à faire des ravages.

Il me faut m’enfoncer au plus profond de la nature pour me soustraire à l’invasion des VTT. Je persiste à croire que les affiches d’accès interdits ne sont pas là pour moi. Comme les animaux sauvages, je fuis les bruits et les bruyants. Quel privilège de retrouver encore une terre où l’on respire l’air pur et la liberté. Ils se font rares ces lieux où les machines ne peuvent pénétrer.

Le bonheur, ça serait qu’un bon jour, Jacob du haut de ses huit ans, descende de son VTT et partage avec moi une randonnée à pied sur les terres de son grand-père.

Alvina

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *