Lettre vagabonde – 8 décembre 2004
Salut Urgel,
Tu sais que j’aime observer le rythme de la mer avec ses marées qui transforment mon regard en mille paires d’yeux. La vie s’y déroule à profusion et j’en profite comme c’est pas possible. Je suis en pleine possession de jours entiers de flânage au chalet de Dianne face à la mer. On dit mer, une façon de nommer car sur la carte c’est encore la rivière Restigouche ici. Plus bas à l’est de Dalhousie et de Miguasha, se trouve la baie des Chaleurs. Quant à moi, la mer monte jusqu’ici et même plus haut qu’Escuminac, dépasse même Campbellton et Pointe-à-la-Croix à cause des marées. La pleine lune de novembre m’a offert un spectacle autour d’une grande marée.
Aucun gros navire ne monte par ici. En cette saison, aucun bateau de plaisance n’ose s’aventurer dans le frisquet des lieux. Pourtant, la baie n’a jamais été si navigable et achalandée. Des milliers de vaisseaux à plumes voguent au large, s’approchent des côtes et frôlent les rives à grands pans d’insouciance et de liberté. Un peuple migrateur au grand complet se complaît en une dernière virée avant d’entreprendre l’audacieux voyage vers le sud. A l’apparition de la pleine lune de novembre, des centaines et des centaines de bernaches du Canada remontent le cours d’eau, s’installent à la table des marées et se gavent du festin déposé au ras de l’eau. Dès le lever paresseux et retardataire du petit matin, des chapelets de points noirs se déposent sur la ligne d’horizon au large. Mes oreilles captent leurs incantations matinales dès que j’ouvre la porte. On dirait des bâillements stridents, du jaspinage en chœur et des chants de liberté en sept langues, simultanément. J’affine mon écoute tandis que les voix cessent de cacarder pour se métamorphoser en un chant élancé vers les montagnes au-delà des deux rives.
C’est à ce moment que la troupe d’itinérants s’approche. Le vrai spectacle commence. Le cirque de la nature donne son meilleur numéro. Les billets sont gratuits, les places illimitées. Toute une aubaine. Un couple de bernaches s’avance, exécute une danse aquatique à faire rougir un dauphin dressé dans une piscine de Floride. Une longue filée de frocs bruns à cous blancs se dandine en procession. Une tête plonge, une autre surgit et les cercles dans l’eau s’agrandissent en disques de soleil bleu argenté. Voilà les bernaches en cercle, en demi-lune, créant sans cesse une variété de chorégraphies aquatiques. Elles s’approchent à moins de dix mètres de moi. Je troque mes jumelles pour mon appareil photo. Le premier clic déclenche une agitation, lance un avertissement. Les oiseaux se mobilisent avant de s’envoler vers le large en une cacophonie tonitruante. Je prends une deuxième photo en me disant que les bernaches ne tiennent ni à la publicité ni à l’admiration. Elles se suffisent en tout.
Elles ont beau vivre en troupeau les bernaches, elles n’obéissent qu’à elles-mêmes et ne se fient qu’aux repères naturels pour trouver leur chemin dans l’univers. Elles voyagent sans se soucier des bagages, des frontières et des lois changeantes des hommes. C’est une leçon de liberté et d’humilité que m’offrent gratuitement les bernaches. Je me dis qu’il n’y a pas que les bernaches qui vivent en troupeau. Nous les humains sommes des adeptes de troupeau plus obéissants et soumis que les oies sauvages. Elles volent de leurs propres ailes tandis que nous optons pour le rôle de suiveux derrière des chefs d’états, des chefs religieux, des courants de société. Le rôle de soumis nous va si bien que l’on invite chez nous au Canada le voleur de troupeau, le grand cow-boy du Texas au si puissant lasso. Il rêve d’enserrer dans l’enclos de son gigantesque ranch tous les troupeaux de la terre. Bon, rassure-toi Urgel, je me calme et flanque là le cow-boy.
Je reviens à mes bernaches. Elles ont occupé mon champ de vision durant trois jours. J’ai observé longtemps avec intérêt et intensité. Je crois avoir capté leur vision des choses. Tout est dans leur manière d’être, leur façon de vibrer. C’est là qu’elles puisent leur énergie. Ma foi, leur message ne diffère pas tellement de celui du philosophe Pierre Bertrand lorsqu’il affirme que « Trop souvent malheureusement, l’homme met au premier plan les éléments secondaires de la vie – atteindre des buts, amasser des biens, etc. – néglige le plus important, à savoir le pur et simple fait d’être. »
Je t’envoie mes salutations de la baie des Chaleurs jusqu’à la baie d’Ungava.
Alvina