Lettre vagabonde – 24 septembre 2003
Cher Urgel,
L’automne est aux conserves. Les pots sont remplis de petits fruits sauvages tels les cassis, les groseilles à maquereau et les pimbinas. Les bleuets et les pommes s’ajoutent à l’arsenal des bocaux alignés dans la chambre froide, à la cave. Cette réserve agitera les papilles gustatives lors d’un petit jour enseveli sous les froidures. C’est une munition de taille pour faire face à l’assaut de l’hiver.
Si ma plume se teinte de vocabulaire quelque peu militaire, c’est que je suis installée à la Batterie côtière de Fort Péninsule en Gaspésie. En 1942 pour contrer les attaques des torpilleurs et des sous-marins allemands, on a installé à Fort Péninsule deux canons, des projecteurs puissants, des filets anti sous-marins et des postes d’infanterie légère. J’ai dû traverser les chantiers reconstitués avant de trouver une table à proximité d’une falaise donnant sur le golfe Saint-Laurent. Bien oui, je suis installée en plein Parc Forillon au mitan de son histoire et reluquant ses grèves.
Aujourd’hui, je viens t’entretenir d’une récolte toute particulière : les roches. Une cueillette que j’entreprends surtout à l’automne même si d’autres saisons sont également propices. Il n’y a pas une période spécifique de maturité. C’est plutôt une mutation imperceptible et continue. À coups de gel, d’éclatement, d’érosion et de friction, les pierres se détachent de la matrice montagneuse pour se lancer dans le giron océanique. À force de se faire masser, malaxer et broyer par les vagues, elle développe du caractère la roche.
Au premier arrêt, à Pointe-Jaune, je trouve des galets lisses, des roches plates striées de fils fins, de sillons profonds et de multiples tracés blancs. À Petit-Cap, de grosses pierres donnent l’allure d’œuvres inachevées de quelque grand sculpteur. Sur la grève de la Pointe-à-la-Renommée, des pierres uniques : des diamants en robe de charbon. Et hop dans le sac. Marie-Claire qui m’accompagne, s’emballe aussi. Je lui promets des chefs d’œuvre du règne minéral à Saint-Maurice-de-l’Échouerie, la prochaine étape. C’est le Klondike de la roche que je lui dis.
Munies de sacs à dos, de solides sacs en plastique et d’un bac, nous nous dirigeons vers la grève. L’illustre Rodin est passé par là. Le vif talent de Camille Claudel est gravé en ce lieu. Henry Moore a sûrement insufflé des creux et des vides à ces monuments. Gilbert LeBlanc a greffé par ici ses créatures élancées, massives et légères à la fois. Mais en plein estran, la plus grande sculpteure, demeure la mer. Sans cesse elle revient fendre, pétrir, frotter, ciseler et tailler chaque roche sur le rivage. Plus encore, elle ne cesse d’y graver le temps qui s’ajoute à celui de son origine. Chaque pierre porte donc en elle la mémoire de la terre.
En revenant, je me suis arrêtée à l’Anse-à-Valleau. D’immenses chapelets de blocs de pierre à l’état brut attendent, entreposés ici comme matière des œuvres à venir. Tu te demandes sûrement ce que je ferai de ce nouveau chargement. Une bonne partie rejoindra le tapis de roches déposées devant la maison. D’autres, à cause de leur caractère particulier, se mériteront une place de choix, à l’intérieur. Leur énergie active la mienne. Je leur prête un pouvoir. Elles me le rendent. Chose certaine, la pierre possède la douceur de l’eau salée. Tu n’as qu’à te laisser caresser la paume par une roche ramassée sur la grève pour transformer ta peau en soyeux doux.
Si tu veux te laisser apprivoiser par la pierre et saisir son essence, je te conseille le recueil de poésie de Madeleine Gagnon, « Rêve de pierre ». En voici quelques extraits histoire de te creuser un appétit.
« Écrire les pierres
telles qu’elles se lisent
Je connais des analphabètes
qui sont d’elles lettrés
Je connais des inscriptions
qui sont des langues
et que la langue ignore
Hors celle du poème
en état de choc
En état
d’effraction »
« Lire les pierres
comme elles furent
écrites
Ou bien seules
sauvages
d’elles-mêmes
Ou bien
par tous ses ascendants
Qui sur elles
sillonnent les plans
tutélaires
Les testaments »
Si tu cherches des pierres d’une beauté rare, d’originalité assurée et dotées d’énergie, rends-toi sur les grèves de la pointe de la Gaspésie. Ça vaut le voyage. Ne sait-on jamais, peut-être trouveras-tu à Kuujjuaq une roche aimantée par le Grand Nord.
Amitiés,
Alvina
Chère Alvina
Pour un gars de Thetford, les pierres y connaît ça sans hélas pouvoir les nommer. D’abord dans chaque maison de mineur, on retrouvait tirée d’une veine, d’un filon un bloc d’amiante de bonne dimension, une pierre aujourd’hui mise au ban par la société pourtant si belle pour avoir mérité le nom d’or blanc. Aujourd’hui Thetford Mines est devenu Thetford et Asbestos se nomme Val-des-sources. Il y avait aussi des pierres à savon, une sorte de granite verdâtre, elles ornent plusieurs éléments du Jardin japonais au Jardin Botanique de Montréal, pierres qu’on a importées de la région. Il y avait aussi celles qui tombaient projetées par des dynamitages trop rapprochés des habitations. Je me laisse emporté par cette cueillette dont tu parles dans ta lettre.
Nous avons en notre demeure une pierre voyageuse de la taille d’un œuf d’autruche, 190mm sur 150mm pesant 6kg, plusieurs qui viennent aiment la prendre la peser, la tâter pour s’imprégner de son énergie semble-t-il. Elle provient de Kangiqsujuak, a passé cinq ans en Californie avant de d’aller à Kuujjuaq et terminer sa course sur une étagère à Rimouski. Lisse et ronde, de couleur gris-vert mouchetée de points noirs et de pivelures ocre, elle est comme sacrée pour sa propriétaire.
Marcher les grèves de la Haute-Gaspésie provoque beaucoup d’étonnement dans les plis synclinaux des roches sédimentaires pouvant passer de la verticale à l’horizontale d’un lieu à l’autre. Belle description de ces trésors qui sans que tu l’ais su m’ont fait voyager. Bravo pour les mots rapportés de Madeleine Gagnon. Entre toutes les pierres, c’est le son des galets qui s’entrechoquent à cause du ressac qui m’émeut le plus au Cap Bon-Ami.