Le grand chemin des atomes crochus

Lettre vagabonde – 22 octobre 2008

Cher Urgel,

« Chacun devrait prendre son bâton de pèlerin et aller au bout de soi-même » déclarait un jour Ella Maillart. Partir seul à pied pour un grand voyage tel était le désir de nombreux pèlerins sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Quitter la famille, les amis, les habitudes et les contraintes. Se délester de ses obligations, des idées reçues. Quitter les sentiers battus et partir sur la route de l’errance. On était nombreux à entreprendre le voyage en solitaire. C’était compter sans les coïncidences ni le pouvoir du chemin que l’on s’apprêtait à parcourir.

Dès le voyage en train vers Saint-Jean-Pied-de-Port, on se sent faire partie d’une confrérie… la confrérie des sacs à dos. La première personne qui m’adressa la parole était une voyageuse munie d’un sac à dos et remplie d’incertitudes. Était-elle dans le bon train ? Où s’asseoir ? C’est bien sûr ce que je déduisis de ses regards interrogateurs et de son hésitation à s’asseoir. Je lui désignai mon sac à dos puis le sien, mon siège, puis celui d’à côté. Elle s’est assise rassurée. C’était Kim de la Corée-du-Sud. Nous devions nous revoir souvent par la suite pour notre plus grand bonheur. En cours de route on fera sécher nos vêtements dans le même sèche-linge, je lui donnerai des renseignements à partir de mon guide Miam Miam Dodo. Elle m’offrira des pommes, des oranges et le plus beau sourire au monde. Je lui pincerai les joues et la prendrai dans mes bras à chacune de ses réapparitions sur le chemin.

Dès le premier soir à Saint-Jean-Pied-de-Port, Cecilia et Nilton, deux Brésiliens m’accueillirent au dortoir comme une des leurs. Ils m’ont invitée à souper au restaurant avec eux. Autour d’une paella et un bon vin, nous avons parlé portugais, espagnol, français et anglais. Nous avons ri beaucoup. Cecilia m’a offert des sous-bas et une pierre semi-précieuse de son pays, Nilton, une épinglette des pompiers de São Paulo. Ensemble nous avons fait les premiers pas sur le camino. Quelques jours plus tard, Nilton prenait de l’avance. Cecilia dut ralentir suite à des ampoules gravement infectées. Je ne les ai plus revus.

Deux Ontariennes Barb et Linda surgirent à Roncevaux, la première à pied, la deuxième en voiture. Elles étaient venues ensemble mais Linda éprouvait déjà une douleur atroce à un genou.  Nous mangerons à la même table ce soir-là. Trois jours plus tard, nous cheminerons ensemble. Linda est une grande lectrice, fait du yoga, écrit des poèmes. Nous nous entendons bien mais l’état de Linda s’aggrave et un médecin lui conseille de retourner au Canada. Maggee une autre Canadienne anglophone se joignit à nous deux jours plus tôt. Nous rassurons Barb. Elle ne sera pas seule. Déjà nous sommes devenues les amies du Camino. Barb est joviale et adore s’entretenir avec les Espagnols et les pèlerins. Elle parle anglais à tous sans distinction. Qu’on la comprenne ou non ne semble pas l’affecter. Tout son corps et ses émotions se joignent à la parole. Barb transporte une véritable pharmacie, elle offre pansements et médicaments à ceux qui en ont besoin. Sa bonne humeur déteint sur les autres. On s’entend à merveille. Maggee est une personne sensible et aidante. Elle offre des conseils aux blessés, ose quelques diagnostics, traite les plaies, réajuste les sacs à dos et rit de bon cœur. Je perçois une grande profondeur chez cette femme. Personne authentique et dévouée envers les autres, elle s’attire la confiance et la sympathie de tous. Nous sommes devenues inséparables Barb, Maggee et moi. Kirsten la Danoise se joint bientôt au trio. Sa détermination, son sens pratique la rendent exigeante envers elle-même. Kirsten se laisse découvrir à travers ses talents de conteuse. Ses récits de lutins et du dieu du tonnerre nous envoûtent. Elle nous montre le chemin quand la nuit accueille nos premiers pas. « I know the way » insiste-t-elle. Une autre phrase célèbre de Kirsten:
 “It is written in my book.” Tout renseignement contenu dans son guide élaboré devient parole d’évangile.

Quatre pérégrines unies par des atomes crochus, des valeurs et la magie du chemin acceptent une cinquième dans le groupe. C’est Claire, mon ancienne élève, qui ressurgit dans ma vie trente ans plus tard. Toute une coïncidence ! Son amour de la nature, sa quête du beau et du bien attirent notre sympathie. Dirk, l’Allemand féru d’histoire et nourri d’émerveillement est un bon compagnon de marche. Plusieurs livres alourdissent son sac à dos. Il nous arrive souvent d’écrire notre journal ou échanger des confidences autour d’une table. Deux Italiens au cœur d’or, Raffael et Paula sont en pèlerinage. Chaque matin, on les entend réciter le rosaire et chanter des psaumes. Un matin d’orage violent, je me joins à leur prière. J’ai éprouvé du chagrin de les perdre de vue après huit jours de leur chaleureuse présence. Paula est la personne la plus généreuse que j’ai rencontrée sur le camino. Lucia, une Hollandaise de soixante-douze ans a accompagné notre groupe plusieurs jours avant que la fatigue ne la ralentisse. Elle nous a manqué. Je m’étais attachée à elle. Nous partagions une admiration sans borne pour Vincent Van Gogh. Elle demeure tout près de Brabant, lieu de naissance de l’artiste.

Si le chemin est une suite de parcours qui se mesurent en distances, ses étapes se mesurent également au gré des rencontres. Desi, la Sud-Africaine, Laura et Aurora de Barcelone, Ana de Léon, Monique et Yvonne, les deux sœurs enjouées de la Hollande et Tadeo du Brésil sont des marqueurs d’étapes. Mayuko, la jeune Japonaise Zen reflétait la simplicité. Trois Québécoises, Pierrette, Carole et Francine, tels de joyeux troubadours, font des retrouvailles une fiesta. Si les flèches jaunes et les coquilles Saint-Jacques indiquaient la direction à suivre, les personnes que j’ai côtoyées donnaient le ton à ma journée, prenaient le pouls de mes réflexions et éclairaient mon chemin d’une lumineuse complicité. David Le Breton écrit : « Marcher dix jours avec quelqu’un, c’est vivre dix ans avec lui. » Le partage du chemin, du pain, noix et fromage, de sa pharmacie ou des connaissances, ça rallie son monde. Le partage de la lenteur intensifie le moment présent, laisse circuler les énergies, les secrets et invite à la confidence. Marcher sur le même chemin, manger à la même table, dormir à proximité dans les dortoirs, se côtoyer jusque dans les salles de douche rapprochent drôlement les pèlerins. Je me suis attachée à ces rêveurs de l’errance.

Les Hola, Buen camino sont les mots magiques, l’étincelle qui démarre le contact où prend vie la véritable communion entre les êtres. Marcher ensemble donne le temps de s’atteindre, se découvrir et se comprendre. Une vingtaine de pays aux langues, cultures et croyances différentes avancent vers une même destination à la recherche d’un même but. L’écrivain Jean Barbe faisait la réflexion suivante dans une entrevue au Devoir : « Je crois aux liens entre les humains, je crois qu’il y a des liens qu’on tisse et qu’il n’y a rien de plus beau, de plus sacré. » J’ai tissé de tels liens avec les amis du Camino.

Sous le signe de la lenteur et de la simplicité, le voyage à pied déclenche on dirait, les meilleurs sentiments chez les êtres. Le respect, la tendresse, la générosité nous rapprochent. Jean-Claude Bourlès ajouterait : « Voyager c’est accepter d’être vulnérable. Se mettre à la merci d’une rencontre, d’une émotion, d’un signe. » Laisser l’intuition guider les pas et les rencontres, c’est mettre toutes les chances de son côté pour réussir le plus beau des voyages. Lorsqu’on brise la routine, qu’on s’éloigne des certitudes, le monde se révèle à nous dans toute sa beauté et sa profondeur. L’amitié se dépose au cœur des souvenirs comme une pierre précieuse du Brésil.

Les amis du Camino se sont révélés être des gens solidaires et généreux. Seule, je n’aurais pas pris autant de risques, découvert autant de choses ni ressenti autant de bonheur. Grâce à eux, j’ai dépassé mes limites d’endurance, mon seuil de confiance. Plus que jamais, je suis convaincue que la plus grande joie de vivre se retrouve dans la simplicité.

Amitiés,

Alvina