Lettre vagabonde – 28 janvier 2004
Bonjour Tess,
Qu’est-ce qui peut bien pousser une personne à la retraite à prendre travail et pays en l’île de Terre-Neuve ? À Cap Saint-Georges en plus, là où la pointe s’allonge et s’élance vers les nuages et domine la mer. Cap Saint-Georges le bout du bout de la péninsule de Port au Port.
Tu retournes à l’enseignement du français auprès de petits francophones dont les parents et les grands-parents s’étaient vus retirer le droit de vivre dans leur langue. Quelle ère de contradiction, gouvernementale, je devrais dire. Un pouvoir qui à coups d’interdiction et d’intolérance avait misé sur l’assimilation des francophones. Maintenant, à coups de courage et de revendications la population émerge de l’abysse et le gouvernement se repositionne.
Lors d’un voyage à Terre-Neuve, à l’été 2003, je fus frappée par le nombre de village aux noms français : Port-aux-Basques, Isle-aux-Morts, Rose Blanche, Baie Le Moine, Petites, La Poile, Grand Bruit, Baie du Vieux, François, Baie Fâcheux, St-Jacques, Baie l’Argent, Jacques Fontaine, Grand La Pierre Beau Bois, Cap Anguille. Plus près de Cap Saint-Georges, on retrace Grand Jardin, De Grau, Petit Jardin, Cap Cormoran, Lourdes et Pointe du Mal. En prenant la direction nord-ouest, au-delà du Parc National du Gros Morne, je découvre Port au Choix, Baie Ste-Geneviève, Baie St-Barbe, L’Anse aux Meadows et Cap Rouge. Un visiteur pourrait croire qu’une forte population de francophones vit dans l’île. C’est une semi-vérité. Combien de gens que j’ai rencontrés me disaient être de parents francophones. « J’ai perdu ma langue me racontait un Monsieur Boyle. Ma mère était une Benoît, ma femme est une francophone et mes enfants ne parlent que l’anglais. » J’en ai croisé des insulaires qui me racontaient des histoires similaires.
J’ose espérer que le travail que toi et d’autres accomplissent va donner aux enfants du vocabulaire et de la fierté, des outils essentiels pour parler et pour penser en français. Je souhaite que ce projet dote les parents de dignité et de moyens de faire vivre leur langue maternelle.
Quand tu me racontes ta vie à Cap Saint-Georges, je saisis non pas pourquoi tu t’es installée là, mais plutôt pourquoi tu y restes. Les baleines que tu aperçois régulièrement lors de tes visites à la mer. Le thé qu’on t’offre dans une maison accueillante au bout d’une pointe là où la douceur de ton hôtesse contraste avec la dureté du roc et les assauts des vagues à quelques mètres de sa porte. La bonté des gens, leur confiance en toi et leur inépuisable générosité compense pour n’importe quelle solitude. Quand tu racontes ton émerveillement devant les couchers de soleil, tes marches dans la poudrerie, tes errances à travers les rouleaux de brume et la chaleur des gens que tu côtoies, je me dis que Terre-Neuve est encore et encore à découvrir.
Mes vacances à Terre-Neuve m’ont laissée avec le sentiment d’avoir pénétré dans l’antre du commencement du monde. C’est là qu’on a décelé en Amérique du Nord, les preuves de la dérive des continents. Leur quotidien a de ces contrastes avec le mien. Des ours blancs ont envahi un village l’autre hiver dans le secteur de l’Anse aux Meadows. À St-Anthony, un ours polaire vagabondait dans une cour d’école. Des maisons sont déménagées par voie de mer. Le vent renverse des motorisés. Des villages sont accessibles que par bateau. Des habitations sont perchées sur des falaises, déposées là sur les rochers avec la fragilité et la précarité d’un nid d’oiseau.
À Terre-Neuve, la vie s’est installée partout. Le village c’est autant de mer que de terre. De chaque anse, chaque baie et chaque pointe, surgissent des habitations, des quais et des bateaux. Le passé et le présent se confondent. Le temps et l’espace sont remplis de tout ce qui fut accompli. C’est plein de traces des époques passées. Les empreintes du temps sont plus visibles là qu’ailleurs.
Si une partie de la population a perdu sa langue, l’île entière semble avoir perdu son empire maritime, sa source d’économie et de ravitaillement. Une manière de vivre ne trouve plus preneur. Les ressources de la mer sont happées par les multinationales. Jadis, on a exterminé les Béothuks. La barbarie a pris une autre forme, plus subtile mais tout aussi destructrice. Si Terre-Neuve recèle de marques tangibles de la dérive des continents, elle commence également à donner des signes d’un peuple à la dérive. Il serait temps que les gouvernements misent sur les progrès bénéfiques aux Terre-Neuviens et non seulement sur celui utile aux grandes puissances économiques. Ce n’est pas sans raison que Terre-Neuve remet en question son entrée dans la confédération canadienne.
Me voilà à dériver aussi Tess. C’est l’effet que ça me fait quand j’évoque Terre-Neuve. Il monte de grandes marées de souvenirs sur vagues de réflexions éparses. Bon long séjour à Terre-Neuve. Que la vie t’y soit bonne !
toute en dérive
Alvina
Salut Alvina,
Beau texte qui me ramène à ce voyage que nous avons fait ensemble. Je suis repassé à Cap Saint-George en 2007, y ai senti les mêmes souvenirs qu’aujourd’hui, au Boutte du Cap entre autre endroit. Nous avons dormi, mon épouse et moi, au phare de Cap Anguille, fait l’ascension de Gros Morne, marcher jusqu’à Signal Hill, etc., mais ne sommes pas allés à l’Anse aux Meadows et St-Anthony, plutôt Fortune pour traverser à St-Pierre et Miquelon. Ton texte m’en apprend encore sur cette province insulaire, merci.