Le chemin de l’ancêtre

Lettre vagabonde – 14 mai 2003

  

Ma chère Sylvie,

Les sentiers en forêt sont impraticables. Les pires obstacles sont la neige et les arbres tombés. Lilianne et moi voulons marcher et nous marcherons. Nous décidons d’entreprendre une route de rang à Carleton. C’est une route de terre. Et sais-tu quoi? Elle conduit directement à la maison de l’ancêtre.

En plus d’être des amies d’enfance, nous avons en commun un arrière-grand-père, Valentin Landry. Lilianne est une experte en généalogie et la vie de Valentin, c’est du familier. Quand elle me raconte Valentin Landry, c’est comme si elle le connaissait personnellement. Je n’ai rien contre. Si je tiens à partager notre aventure pédestre avec toi, c’est que tu t’intéresses à la généalogie toi aussi. Entre donc en notre matinée frisquette. Bienvenue au pèlerinage à pied.

Une fois la voiture stationnée, l’expédition commence dès l’entrée de la route. Sac à dos garni de victuailles, d’eau et du nécessaire de longue randonnée, nous partons de bon pied bon œil. Chaussées de bottes solides, munies de bâtons, les jumelles en bandoulière et l’entrain au cœur, on est prêtes pour l’aventure.

La route longe des clôtures de lices, les champs défrichés, les bosquets, les grands boisés et des maisons rares et distancées l’une des autres. Nous avançons en état d’âme qui modifie l’état d’être. La route de terre nous éveille à des T’en-souviens-tu, je-me-rappelle, sais-tu-à-quoi-ça-me-fait-penser et à des quand-j’étais-petite. Plus on avance, plus se déploient les souvenances. Au bout de trois kilomètres, le dernier demi-siècle s’efface. Il laisse place à l’enfance. Des images se précisent. La porte de tous les sens ouvre grand ses battants comme des portes de grange… sur nos sept ans.

Lilianne scrute les vieux piquets de clôtures de lices à la recherche d’œufs bleuâtres. Quand elle revient du haut des clos avec le troupeau de vaches, elle profite d’une distraction de l’oiseau pour enfoncer l’œil dans le pieu troué. Là, dans un nid soyeux, trois œufs reposent. Lilianne absorbe son éclair de joie et reprend sa trottine derrière le pas lents des vaches. Pendant ce temps, mon grand nez hume les odeurs fortes et épicées d’un champ fraîchement labouré. J’enjambe les rigoles creusées à même le chemin, imaginant des rivières et des fleuves.

Quand on a sept ans, on ne voit pas le temps passer ni l’effet qu’il fait en passant sur nous. Trois autres kilomètres parcourus nous amènent jusqu’à la route Thibodeau. La maison de Valentin Landry apparaît, sobre, propre et si petite au pied de la montagne. À gauche, deux paires d’yeux rencontrent le sommet du Mont Saint-Joseph. Vlan! le demi-siècle nous rattrape et se réinstalle en nos corps avec toute sa réalité dedans.

Au diable les ans. Nous profitons d’un moment unique pour casser la croûte. Le dos contre la clôture de lices, le derrière sur le foin couché et les bottes au repos au-dessus du fossé, c’est le grand confort. Je savoure mon sandwich au beurre d’arachide tandis que Lilianne avale son sempiternel sandwich à la petite viande. On changera-t-y jamais? L’ancêtre Valentin Landry doit se poser cosmiquement et comiquement la question. Comme dessert je sors de mon sac à dos « Une lettre au bout du monde » de Jean-Philippe Raîche. Lilianne retire du sien « La falaise à la fin des marées » d’André Muise. Un poème de l’un suit un poème de l’autre. Les nuages mauves passent, les pages tournent et les pensées errent et nous imaginent entre les deux. C’est du petit bonheur à prix modique ça. N’est-ce pas sur le bord d’un fossé également que Félix Leclerc avait ramassé son p’tit bonheur? Tu devrais essayer ça Sylvie. Ça marche.

Du ciel, trois martins-pêcheurs exploraient la mare où des grenouilles insouciantes nous coassaient un concert accompagnées du nasillement d’un couple de canards. Au bout du champ, juste à l’orée du bois, trois chevreuils se sont arrêtés, intrigués par les deux énergumènes s’épivardant sur leur territoire.

Incroyable tout ce que je peux découvrir dans un bout de terre. Pourtant ce coin m’est familier. Quand je marche, les voyages me révèlent un univers imperceptible autrement. As-tu deviné ce qui fut la découverte la plus étonnante sur le chemin de l’ancêtre? Qui aurait cru que je retrouverais là comme par magie deux petites filles de Mountain Brook. Quelles retrouvailles que ce face à face au cœur de l’enfance! Je n’ai pas eu à reculer dans le temps. L’enfance a enjambé les années, annulé les distances pour m’habiter à nouveau durant un court moment. C’était de l’exaltation à l’état pur.

L’enfance, ça vient nous chercher subrepticement. Les douze kilomètres parcourus sur le chemin de l’ancêtre m’ont conduit féeriquement sur la route de l’enfance. Lilianne l’a reconnue dans un pieu pourri et moi, je l’ai retrouvé en l’odeur de la terre.

J’aimerais un bon jour marcher avec toi dans le sentier Valentin. Il est accessible du mont Saint-Joseph. Juste avant la coulée, du belvédère, on aperçoit au pied de la montagne la maison de ton arrière-arrière-grand-père, Valentin Landry.

Je te quitte sur quelques réflexions de l’écrivain J.M.G. Le Clézio qui prouvent que l’on porte en soi ceux qui nous ont précédé.

                        « … l’on appartient à la chaîne tout comme ceux qui sont autres, qui vous ont apporté,

qui vous ont fait don d’une qualité, d’un mot, d’une image ou parfois même d’un objet.

Vous touchez cet objet et vous êtes avec cette personne. L’ancêtre n’est pas seulement

celui qui vous a précédé sur l’arbre généalogique, il appartient à une famille plus large

[…] La mort ou le passage du temps ne signifient pas particulièrement la disparition. »

« J’ai souvent eu le sentiment que mes ancêtres m’habitaient, que je voyais par leurs yeux. »

Puisque l’enfance ne nous abandonne jamais, je te souhaite de la revisiter un jour. Il y a toujours plein de rêves à y extraire. En attendant, bonne marche sur la berge du Fleuve Saint-Jean.

Je t’embrasse fort

Alvina

1 commentaire

  1. Salut Alvina,
    Une randonnée de rang, j’en ai quelques-unes à mon crédit alors que scouts nous traversions en troupe ou en patrouille rangs, prés, routes et trécarrés chantant « Une fleur au chapeau, à la bouche une chanson… » pour atteindre un lac, un ruisseau, un bloc erratique et boucler une excursion par un frugal repas, d’ordinaire une canne de beans chauffée à même le feu avec quelques toasts grillées sur les braises grâce à une petite fourche d’aulne blanc, de la varne quoi, cependant en ces temps je ne connaissais rien du mot, comme le violon d’ailleurs qui désigne le mélèze en Acadie. La Rivière Blanche, le P’tit Cap, le Cap des Sœurs, le Lac du Huit et même le Lac East Lake où nous avons mangé du porc-épic, pauvre bête, de beaux souvenirs tout de même.
    Les parages dont tu parles dans ta lettre tu me les as fait connaître, quel endroit pittoresque que cette région de mer, de rangs, de montagne et de sentiers n’ayant d’offensant que le nom, Tracadièche c’est si beau.

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