Lettre vagabonde – 16 mars 2005
Cher Urgel,
Ma petite maison de campagne recèle de caractéristiques particulières qui la distinguent des autres. Je ne suis pas la seule à vanter son allure distincte et son caractère unique. Sobre et ancienne, l’âge lui a légué plis et bosses mais aussi ambiance et bonnes vibrations.
Quand il faut remédier à ses graves malaises, ma demeure regimbe et complique tout. Pas plus tard que la semaine dernière, le menuisier est venu prendre les mesures pour poser un nouveau prélart dans la cuisine. Il a constaté que le plancher était fabriqué de trois matériaux disparates et inégaux. Les prises de courant sont trop basses; il faut les relever, découper dans le mur puis replâtrer. La garde-robe s’appuyait déjà au plafond, donc à démolir. Croyant qu’on la prenait pour une vieille bicoque, la maison s’est choquée, a craqué de partout et refusé d’être nivelée par le bas.
Les normes, la maison rustique ne connaît pas et refuse de s’uniformiser. Lors des derniers travaux, on a découvert sous la tapisserie de vieux journaux et une pantoufle de feutre entre les murs là où jadis passait le tuyau du poêle à bois. Le plus talentueux des menuisiers n’a pas encore réussi à l’aligner ni à la niveler. Elle persiste à pencher au nord dans la cuisine, à s’incliner vers l’est dans la salle à manger tandis que le salon descend vers le sud. Elle a depuis longtemps choisi ses penchants et ce n’est pas l’autorité d’un menuisier, la morale d’un marteau ni le dogme de la scie qui la fera pencher de l’autre bord.
La maison possède sa face cachée et sa part de mystère. Elle n’apprécie guère que l’on s’ingère trop profond dans ses zones obscures. Ça lui titille le karma. Elle en fait des cauchemars et me tire de la caverne du silence à coups de bruits bizarres. L’habitation s’agite, grince, craque et claque comme fanion au vent. Je connais ses habitudes et apprécie le reste du temps ses qualités de logis paisible et reposant. Les uns relaxent à son ambiance, les autres vibrent à ses ondes positives. Je lui ai ajouté une annexe digne d’elle ; une tour lui permet un regard au-delà du creux du vallon où elle se niche. Depuis, un poète l’a baptisée la Tourelle.
Lorsque j’ai emménagé en ce lieu, c’était sur un coup de cœur qui ne m’a pas lâchée depuis. J’ai reconnu sa personnalité et son rôle dans ma vie. Tout croche soit, mais remplie de belles énergies. Pour la première fois, je n’ai plus le goût de déménager. Dans l’arrière-cour coule la Petite-Rivière-du-Loup. Le sentier de marche à pied ou en raquettes commence à la porte. Toutes les directions sont disponibles et la nature accessible. Des arbres fruitiers, des cèdres, un bouleau, un pin et des épinettes ainsi que deux jardins entourent ma maison. Ses nombreuses fenêtres à guillotine donnent sur les mangeoires remplies d’oiseaux autour du grand cormier âgé. Ma maison accueille au creux de l’hiver avec sa chaleur d’été.
La Tourelle est un lieu de rencontres et de rassemblements. Famille et amis peuvent arriver sans préavis. Une trentaine d’écrivains ont logé sous son toit. Paul Chanel Malenfant y a terminé son livre intitulé « Matériaux mixtes ». Aude a avoué que ça lui rappelait « Petite Plaisance », la maison de Marguerite Yourcenar à l’île des Monts-Déserts. J’étais venue prendre possession d’une maison mais c’est la maison qui a pris possession de moi. J’espère que nous vivrons encore longtemps ensemble.
Que ton ardeur à trouver la maison de tes rêves aboutisse à sa réalisation. Puisses-tu avoir autant de chance que moi Urgel.
une châtelaine choyée,
Alvina