Lettre vagabonde – 28 février 2007
Cher Urgel,
On pourrait parler d’une histoire d’amour. Il m’aide à vivre. Nous sommes inséparables. Il fait l’impossible pour moi. Il collabore à mon travail. Par tous les moyens, il cherche à se rendre utile. Instigateur de plaisirs, il suscite mes plus grandes passions. C’est un créateur qui possède le pouvoir de se régénérer et même de se multiplier. Quand on l’aime, on aime tous ses semblables. Tu as deviné? Je suis amoureuse des arbres.
Je partage ma passion des arbres avec une foule de gens. Il s’avère impossible d’énumérer toutes les raisons qui nous poussent à les aimer. Dans la nature il occupe une place prépondérante. La planète entière serait inconsolable de sa disparition et n’y survivrait pas longtemps. Chacun de nous dépend de lui.
C’est en lisant Neuf causeries promenades de Hubert Nyssen qu’est remonté des racines de ma mémoire, une forêt entière de souvenirs. Ils me rappelèrent la place essentielle que l’arbre occupe dans ma vie. Les pas de mon enfance me conduisait vers la forêt peu importe la direction que je prenais ou l’état d’esprit qui m’habitait. Les contes de fées se déroulent souvent en forêt. Le Petit Poucet, Hansel et Gretel, La Belle au Bois dormant traversent les forêts. Les gnomes, les fées, les lutins et les esprits règnent en ces lieux. J’ai ramassé des faînes et des noisettes, des bruits étranges, des peurs et des histoires à cultiver l’imaginaire pour le reste de mes jours. La cabane à sucre au fond de la terre du voisin m’a gavé de tous les
produits de l’érable. Elle a accroché les oreilles avides de l’enfance aux bouches volubiles des conteurs d’histoires. Tu vois bien qu’elle vient de loin mon histoire d’amour. La forêt, c’était ma maison enchantée, c’était moi fée, moi lutin ou Petit Poucet; surtout, c’était moi libre.
Victor Hugo déclarait que « L’amour est comme un arbre, il pousse de lui-même. » Le taoïste déclare « Abandonnez les choses inutiles. Allez simplement vers l’arbre le plus proche, contemplez-le et vous verrez aisément le secret de la vie nouvelle. » Alain Daniélou s’incline devant lui : « Sois vénéré, arbre, source de tous les biens et protège-moi. Toi et moi formons une seule âme. » Dans La chasse au bonheur, Jean Giono rend hommage aux arbres, leur alléguant des pouvoirs thérapeutiques : « Pour qui habite les villes à longueur d’année, il n’y a pas de motif de rêves et d’exaltation supérieure à celui que procure la vue d’un bel arbre bien vigoureux et bien vert. En sa compagnie, ses nerfs se calment, ses poumons s’exaltent, son sang s’apaise et devient d’un beau rouge. » Il ajoute : « De graves maladies humaines : les colères collectives, les peurs collectives, les illusions collectives, sont guéries si, dès le pas de la porte, on entre sous la frondaison des arbres. » Selon Nyssen, l’arbre est constamment présent dans nos vies par « sa forme, ses fleurs, ses fruits, son ombre, ses bruissements. » Les arbres nourrissent la plupart des habitants de la planète. Depuis que le monde est monde, les hommes se sont soignés avec ses fleurs, ses fruits, ses feuilles, l’écorce et la sève. Ils nous protègent de la chaleur et du froid. Par eux s’expriment nos symboles culturels et religieux : la croix, l’arbre du bien et du mal, l’arbre de vie, l’arbre de Noël. Les instruments de musique, les œuvres d’art, la littérature le recherchent comme support et matériau de création.
Hubert Nyssen en tant qu’éditeur puise dans l’arbre sa source première : le papier. Nyssen nous fait remarquer que le livre n’est qu’un modeste utilisateur de papier. Il énumère les nombreux consommateurs qui en font usage « par le dessin, la musique, par les carnets, les agendas et le courrier, par les sacs, les sachets, les paquets et les emballages, par les nappes, les mouchoirs et les serviettes, par les photographies et la tapisserie, par les rubans et les guirlandes, par les timbres et les billets de banque, par les journaux et les revues, par les documents administratifs et utilitaires et par l’ogresse publicité. » L’emploi des dérivés de l’arbre est répandu en abondance.
S’il fallait dresser la liste de tous ceux qui y puisent leur gagne-pain, leurs besoins et leurs plaisirs, la plus grande forêt serait trop petite pour tout contenir. La forêt est l’abri de milliards d’espèces animales. L’arbre assouvit mes trois grandes passions : la lecture, l’écriture et la marche en forêt. Maison de bois, bibliothèque aux milliers de livres, armoires pleines de papier et ameublement ont exigé combien d’arbres. Les écrivains, les artistes et les amis sur arbres portés, sont arrivés jusqu’en ma demeure. Le libraire et le facteur sont leurs complices.
Je fréquente assidûment la forêt. C’est avec elle que j’ai les plus longs tête-à-tête. C’est mon école de toutes les curiosités, mon temple de solitude, un paradis du silence et de la lenteur, le royaume de mon imaginaire et une cathédrale d’énergie. En forêt, même le temps se met à flâner. La forêt ne fait que croître et embellir l’univers. Jean Giono a prouvé qu’elle rendait bons les hommes dans L’homme qui plantait des arbres. Anne Hébert souhaitait « s’endormir debout comme un arbre dans la nuit. » « Je ne crois pas que nous descendons du singe, nous descendons tous d’un arbre » avance Jean Chalon. Il a bien raison. Ne suis-je pas une modeste branche d’arbre généalogique? Son bois a bercé mon enfance. J’ose espérer reposer dans ses bras pour l’éternité.
En attendant, je chausse mes bottes car j’ai rendez-vous. C’est une invitation au voyage vers une destination imprévisible au royaume des arbres. Qui sait si je ne suis pas en train de flâner entre des pages de journaux intimes, en plein recueil d’un poète ou sur des chapitres de romans. J’ai peut-être frôlé le papier à lettre qui s’imprégnera d’une solide amitié. Comme Hubert Nyssen je répéterai « que le temps des arbres est, lui, de l’éternité déployée. »
Amitiés,
Alvina