Lettre vagabonde – 5 février 2003
Salut Urgel,
Je dînais avec des collègues à la retraite comme tous les derniers jeudis du mois quand soudain, maître Chrono s’immisça parmi nous. Un tour d’aiguille par-ci, une pression de cadran digital par-là. Il semblait prêt à nous faire sauter hors de lui à tout instant. Le temps, Urgel, le temps s’est inséré au menu de la conversation. Le plat de résistance quoi.
On l’a inspecté sous tous les angles au cas où il serait encore venu nous chiper quelque chose. Son incessante présence nous a déjà marqués de certaines courbatures et de quelques rides. Le vilain. On lui en veut d’avoir happé trop tôt quelques amies très chères. S’il semble nous assujettir à sa temporalité, c’est que nous sommes à la fois ses victimes et ses complices. Il nous tient. Et que nous tenons à lui !
Je m’interroge sur le temps qui nous fait ou nous défait et ce que l’on fait avec. Est-ce possible qu’il nous file entre les doigts sans nous donner le droit de se faufiler dedans ? Je crois qu’en le mesurant incessamment on lui accorde une importance démesurée. N’est-ce pas lui qui gère l’emploi et le mode d’emploi ? « Tout faire par compas et par mesure. » La montre, l’horaire, l’agenda et le calendrier sont devenus des objets indispensables. Les êtres sont de plus en plus jeunes à porter la montre, à suivre un horaire, à remplir l’agenda, à planifier le quotidien à coups de dépêche-toi-tu-vas-être-en-retard. Le temps avale les jours et les mois. Le temps qu’il reste, ils font semblant de l’engranger pour aller y puiser quelques miettes quand ils n’auront absolument plus rien à faire.
C’est fou Urgel ce train de vie. Une fois que j’ai accéléré le rythme, comment le ralentir ? Le carrousel tourne si rapidement que le vertige remplace le sens des valeurs. Ce qui me dérange, c’est de rencontrer ces jeunes gens qui courent de plus en plus vite. Ils ont de moins en moins de souffle. Ils consacrent de moins en moins de temps à leurs plaisirs et à leurs amis.
Il n’y a plus guère de place pour l’imprévu. Les yeux et les habitudes sont rivés sur les tableaux de départs et les tableaux d’arrivées, sur le temps assigné à chaque tâche et les tâches assignées sans relâche. Tout se déroule à la vitesse de l’image télévisée où les minutes de la vie sont comptées. Celles de la mort ont commencé leur décompte.
Je réalise Urgel, que les visites surprises sont devenues insolites. Rares sont les portes des demeures où l’on peut frapper sans s’être annoncé au préalable. Mon vieil ami de 95 ans choisissait le mercredi pour faire son marché, le vendredi pour se rendre à la banque. Il y avait foule ces jours-là et pas de rendez-vous obligatoires à ces endroits. C’était sa chance de rencontrer les gens, de piquer un brin de jasette.
Il est devenu obsolète de s’arrêter chez un ami à l’improviste. Où sont passées ces conversations à cœur ouvert, aux mots en folie ? Quand le temps tue tout ce qui ne passe pas par sa minuterie, le malaise est grand chez les êtres sociaux que nous sommes. Réapprenons donc à fuguer loin de la routine et de l’habitude. Offrons-nous un petit réchaud d’amitié. Frayons hors horaire. Deux cafés qui fument entre quatre yeux, un verre de vin qui dit à ta santé à l’autre, ça donne confiance, ça fait complice, ça rapproche.
Persistons à nous offrir des moments sublimes et improvisés qui ne sont pas inscrits à l’horaire ni au calendrier. Prenons donc le temps avant qu’il nous prenne. Je fais mien ces vers de Ronsard :
« Le temps s’en va, le temps s’en va ma Dame…
Las ! le temps non, mais nous, nous en allons… »
Profite de la proximité de ton ami André pour entretenir les liens, te gaver de bonnes conversations et de temps d’arrêt, Ici la porte est ouverte aux amis. Faufile-toi à l’intérieur quand bon te semble.
Ta rêveuse atemporelle,
Alvina
Chère Alvina,
Ô rêveuse intemporelle,
Ne pas se laisser avoir par la faiblesse, je persiste.
Hier j’ai tenté d’ajouter un petit texte en cliquant sur Répondre croyant voir s’afficher mon commentaire, rien. J’ai tenter d’envoyer sous forme de commentaire, rien, dernière tentative.
J’ai voulu commenté à propos du titre EMBROUILLAMINI DU TEMPS, lequel titre est l’idée principale de ta lettre si je ne m’abuse. Quoi qu’il en soit, j’ai cherché le nombre d’auteurs qui parlent du temps dans Le Grand Robert auquel je suis abonné, 48; dans Antidote il y a jusqu’à 135 locutions avec le mot temps, il y a de quoi en perdre son latin.
Je me souviens d’un saut que nous avons fait à la librairie Laliberté de la pyramide à Ste-Foy me semble-t-il pour en ressortir avec « L’Être-temps » d’André-Comte Sponville, https://bit.ly/3kKnIPF
Aussi, si on ajoute le discours des philosophes sur le temps, question qui revient depuis la NUIT DES TEMPS, ce serait le nec plus ultra pour flouter l’embrouillamini.
Chère Alvina
J’abonde dans ton discours à propos du temps, porter une montre, avoir son agenda, gérer ses rendez-vous, se rendre au travail, faire ses courses exigent une certaine rigueur dans la gestion du temps. Autrefois, le jour et la nuit jaugeaient les actions, ensuite il y eut l’Angélus qui des clochers sonnaient l’arrêt du travail pour prier, enfin il y avait la semaine puis le dimanche pour bien démarquer le temps, les jeux, le travail, l’habillement. Puis le jour du lavage, celui du repassage, etc. pour la maîtresse de maison avant que n’apparaissent séchoir et lave-linge dans toutes les maisons ou à la buanderie ouvertes 24 sur 24, 7 sur sept.
Puis il y a eu la messe du samedi soir 16 :00 qui s’est mis à compter pour celle du dimanche, s’en est suivie dans les années 90 l’ouverture des commerces le dimanche. Notre rapport avec le temps aura changé à ce moment-là je crois. À la Forteresse de Louisbourg sur l’Île-du-Cap-Breton, l’horloge n’a qu’une aiguille pour marquer le temps qui s’écoulait au rythme des saisons, au rythme de la garnison. J’ai même entendu de la bouche d’un élève qu’il avait mis ses habits du samedi soir plutôt que de s’endimancher.
Ce matin, j’ai reçu un appel pour programmer un rendez-vous de prélèvements sanguins à l’hôpital, je l’ai tout de suite inscrit à mon agenda électronique, tout comme mon rendez-vous avec le dentiste, l’infirmière du pied, le coiffeur. Il n’y a pas si longtemps, c’était au calendrier de la cuisine qu’on les inscrivait. Bien sûr, étudiant, enseignant, conseiller, je possédais un agenda Quo Vadis dans lequel tout était noté, cours, rendez-vous, spectacles, les heures de loisirs, les adresses, les horaires et au nord, les vols, les destinations, les réservations.
Incontournable donc les agendas. Pour le bénévolat, il y a aussi les réunions à inscrire sinon c’est le bordel pour la gestion du temps, le zoom. Suspendre le temps tel le Lac de Lamartine, c’est s’accorder du détachement le temps d’un segment entre deux activités. Ta lettre m’a permis de jongler à ce que fut le temps pour moi pendant plusieurs années, gérer le mien et ceux de ma famille, ce n’est pas si terrible mais ça prend bonhomie et indulgence parfois.
Parcs Canada, La Forteresse de Louisbourg :
https://bit.ly/3bew5A1