La pensée en raquette

Lettre vagabonde – 12 février 2003

Cher Urgel,

Quand tu me racontes tes randonnées à pied ou à skis, c’est digne des authentiques récits de voyage. Les montagnes de Charlevoix m’apparaissent somptueuses et imposantes sous ta plume. L’Ile d’Orléans, un géant blanc allongé sur le fleuve Saint-Laurent, se repose de sa saison estivale.

Ceux qui n’aiment pas l’hiver, je les plains. Notre climat contient plus d’hiver que d’été. Le poète Sylvain Rivière le cerne bien quand il écrit : « Si peu d’été pour si tant d’hiver. » « L’hiver c’est long, l’hiver c’est froid, faut faire avec, on n’a pas le choix » que j’entends de tous bords de tous côtés.

L’hiver possède un décor changeant et permet de se déplacer à pied en des endroits impossibles à fouler en d’autres saisons à cause des obstacles naturels. L’air hivernal c’est vivifiant. Une excursion en forêt, c’est un voyage en soi ; des pieds à la tête en plus. C’est l’endroit magique pour soulager la douleur, chasser l’ennui, trouver la paix et redécouvrir le centre des choses.

Je reviens rarement tout à fait la même d’une excursion de quelques heures dans la forêt de Petite-Rivière-du-Loup. La forêt contient la mémoire de tous les contes de fées. Tu te souviens des frères Grimm qui campaient leurs récits fantastiques en pleine Forêt Noire de leur Allemagne natale ? Toute forêt est hantée et enchantée. Elle est remplie d’ombres fluctuantes, de plaintes mystérieuses, de subtils chuchotements et de profonds silences. Elle est montagneuse ma forêt. Pour atteindre ses crêtes j’ai à peiner, à m’essouffler et à me démener. J’avance à travers ses replis, ses failles, ses cascades et ses sources. Je traverse son silence aussi. Il refait son chemin tout à l’intérieur.

Tiens, pas plus tard que la semaine dernière, au plus fort de la tempête, mon amie Lilianne et moi parcourions la forêt hors sentier. La neige tombe dru. Les sentiers, introuvables. Une branche d’épinette effleurée et l’avalanche glisse dans le cou. Le ciel laisse chuter sur nous sa surabondance d’étoiles. Nous nous faufilons en de longs tunnels blancs où surgissent de ses murailles, des aiguilles vert tendre. Voilà que nous pénétrons en une cathédrale en enjambant quelques piliers effondrés. Des toiles majestueuses se transforment sous nos yeux. Un pinceau trempé de blanc d’azur asperge les arbres, leurs branches et nos vêtements. Nous sommes participantes et prenantes du décor. Seules les traces de nos raquettes et les pistes de lièvres portent la preuve d’un hiver habité.

J’ai parcouru à maintes reprises cette forêt montagneuse, mouvante et mutante. Chaque randonnée se distingue de la précédente. Je ne suis plus tout à fait la même au retour. Y rode-t-il de grands esprits porteurs d’étonnement, de potions magiques et d’apaisement ? La marche en hiver me fait tout un effet. L’écrivaine Annie Dillard affirmait que la marche en forêt lui inspirait de nombreuses pages d’écriture. Au retour, il m’arrive souvent d’écrire. Ces grands silences sont les messagers du langage. Loin de fixer mes pensées, la marche lente dans la neige permet à d’autres pensées de surgir.

Crois-tu Urgel qu’un marcheur qui rêve ou un rêveur qui marche puisse détester l’hiver ? Est-ce le fait de le subir qui le rend insupportable ? Et si on s’y aventurait de plein cœur et à pleins pieds, peut-être que la morte saison ressusciterait drôlement. Tentons de convaincre quelques récalcitrants. L’énergie après tout, ça se prend dehors.

Je t’attends au prochain cercle littéraire. Apporte tes raquettes. Viens faire « des traces de joie » dans la neige. Ça s’amalgame bien aux tracés de mots. « Ah comme la neige a neigé ! », dit toujours Émile.

Une pérégrine des froidures

Alvina

1 commentaire

  1. Chère Alvina,

    Il est vrai qu’au bas-laurentien avant de m’envoler vers le Nunavik pour quelques années, j’ai connu des moments exaltants à parcourir des pistes en hiver le long du fleuve. Nous y sommes même sortis un soir à raquette alors que tes amies et toi passiez chez-moi à La Pocatière, nous avions foulé dans la nuit froide une neige dense éclairée par la lune malgré l’inquiétude de nos amies qui nous voyaient partir chaussés d’iroquoiennes.

    Marcher dans une route enneigée à la manière de nos ancêtres tout autant que les autochtones c’est s’approprier du territoire, c’est l’habiter malgré les éléments, froidure et enneigement, c’est aussi qu’il n’y a pas que la motoneige pour se faire plaisir l’hiver ou les remontées mécaniques qui nous grisent, il y a aussi la marche. Cette prise de conscience de soi au milieu de l’immensité enneigée. Traverser des forêts où les arbres ploient sous le poids des masses blanches ou encore libres de leur feuillage pendant la dormance hivernale laissent passer la lumière, c’est s’enivrer.

    Je me rappelle avoir traversé une allée d’arbres derrière chez toi, ton commentaire était que nous traversions un poumon tellement la ressemblance avec l’organe était frappante. De plus du silence surgissent des réflexions qui n’auraient pu naître sans lui.

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