Lettre vagabonde – 10 janvier 2007
Bonjour Chantal,
Bienvenue parmi les sexagénaires, cette espèce qui contrairement à l’ours polaire ne donne aucun signe d’être en voie de disparition. Selon les statistiques les soixante ans et plus seraient au Canada ce que les moustiques sont à Pointe-à-la-Croix une espèce trop prolifique, à contrôler par des moyens favorables à l’environnement.
Notre première tare, prendre la retraite trop tôt, deuxième tare, avoir attendu trop longtemps pour donner la place aux plus jeunes. Troisième fléau, nous avons eu l’audace de naître à l’ère des baby boomers, cette espèce qui a osé rêver et réaliser une société où les incertitudes étaient synonymes d’aventures et d’évolution. Nous sommes devenus une masse d’indésirables susceptibles de siphonner les finances publiques du pays. Comme si on nous avait accordé le droit de naître, mais proscrit celui de vieillir.
Bienvenue Chantal au royaume des sexagénaires pétillants de santé, gonflés de libertés, libérés de responsabilités, de patrons, d’horaires et de surcroît payés à ne rien faire. Ajoute aux largesses des gouvernements les bontés des compagnies privées qui sont prêtes à te vendre leurs produits pharmaceutiques, leurs produits de beauté, leurs forfaits de voyage, leurs programmes de conditionnement physique et tout le bataclan. Rien pour assurer la sympathie quoi. Afin de t’assurer le respect de la communauté et conserver ton identité d’humanoïde, promène-toi en scandant que tu es plus occupée que lorsque tu avais un emploi à temps plein. Surtout ais l’air pressé, quelque fois fatiguée.
La vie se traverse au gré des âges. Il y eut l’âge tendre, le bas âge, l’âge ingrat, le bel âge, l’âge adulte puis l’âge mûr. Imagine que tu es propulsée sur la plus haute marche du podium. Tu as atteint l’âge d’or sans passer par l’âge de bronze ni l’âge d’argent. Tu peux même t’inscrire à l’université du troisième âge. Ta carte d’âge d’or te donne droit à des rabais, des privilèges. Bref, tu sembles équipée pour échapper à l’outrage des ans. Pourtant, les mailles bien tricotées de la vie finissent par s’effilocher à l’usure. On a beau colmater avec l’aide des médecins, de régimes, de médicaments, d’exercices, l’âge d’or comporte des risques. Les rides sont à nos trousses, l’insomnie nous attend au lit et la mémoire s’enferme en des lieux ténébreux et suspects.
Au lieu de fuir les marques du temps on peut se laisser rattraper par l’enfance. Les forces de l’enfance permettent de rebondir et d’extraire le meilleur de toutes les étapes. À garder l’imagination en éveil, la créativité en effervescence nous réussirons à nous immuniser contre le désenchantement.
Je réalise que rien ne se perd, que les bons moments du passé se rattrapent dans le futur. Tout comme on observe encore la lumière d’étoiles éteintes depuis un demi-siècle, de même réussissons-nous à avancer et atteindre ce qui fut déjà à notre portée. « Mon enfance, n’importe où, reconstruit le ciel/elle est vivante » clame le poète François Charron. Le poète écrit encore « chaque seconde est un événement qui nous fait être ce que nous sommes. »
Il en prend si peu pour reconstruire le monde. Une amie m’a offert un roman intitulé Xanadou, en souvenir du poème de S.T. Coleridge « Kubla Khan » qu’on a mémorisé à l’école. Ce poème nous accompagne encore dans nos randonnées pédestres. Il surgit n’importe où et me propulse ailleurs. Xanadou révèle une imagination capable de modifier l’enfance, de travailler le présent et d’inventer un avenir. N’est-ce pas ça vieillir à partir du tout début? Dans Xanadou Patrick Tillard stipule que Coleridge se serait inspiré des récits de Marco Polo pour écrire Kubla Khan. Marco Polo n’aurait que retranscrit le rêve que lui avait raconté Qubilaï, empereur de Chine. Peu importe à qui appartient ce rêve, il donne encore la chance aux autres de rêver à son Kubla Khan.
Tout compte fait, à soixante ans, la poésie fait encore rêver. Elle permet de cerner les obstacles ou de les combattre afin de retrouver son chemin. Xanadou chante l’enfance et même l’âge d’or. Patrick Tillard soutient que « la poésie caresse les moignons, guérit les écrouelles, réveille les morts, abolit l’étroitesse de la vie par la puissance de ses rêves. » Le vieux Qubilaï a fait un rêve, Marco Polo l’a porté au cœur de son enfance et S.T. Coleridge l’a transformé en poésie selon Patrick Tillard. La poésie, l’imagination et les souvenirs n’empêchent certes pas de vieillir, mais ils transforment en aventures nos incertitudes.
Très amicalement,
Alvina