L’œil du prédateur, l’œil d’un chasseur passeur

Lettre vagabonde – 12 décembre 2016

On dirait un journal écrit avec des nageoires de saumons, des plumes, piquées aux oiseaux, trempées dans un encrier de plasma, les peintures peaufinées avec des poils de bêtes. Un journal écrit à ciel ouvert, accoutré de l’humeur des saisons et celle de l’écrivain. L’œil du prédateur est le carnet bien rodé d’un guide de chasse, de pêche et de trappe. C’est aussi le journal d’un vacarmeur et d’un poète rebelle.

Le regard perçant, la parole percutante, le geste prime et alerte de Pierre D’Amours nous propulsent en pleine nature. Il nous pousse dans le dos, nous tire par devant comme une grande bourrasque qui ne laisse aucun répit au lecteur. Il nous livre aux forces inconnues de la nature, ratisse le territoire de son œil scrutateur et de sa foulée vive. D’emblée il impose son leitmotiv. « Sortir du sentier mille fois foulé, changer l’angle de vue. Il faut avoir faim, faim du corps et faim de l’esprit, soif de connaître et soif de défis. »

Le volume est un véritable livre d’artiste relevé de photos et de dessins et tableaux de Pierre D’Amours. Nous avons affaire à un écrivain multidisciplinaire et à un éditeur ayant le souci de la qualité. Cela donne un livre d’une grande facture artistique. Le volume est réparti en quatre mouvements harmonisés aux saisons, battant la mesure d’une nature à la fois sauvage et domptée.

Le talent du conteur impose l’écoute, suscite les débats, la contradiction, l’ébranlement des valeurs. Le conteur soulève aussi l’émotion intense face à la beauté, au mystère et à la poésie du territoire. Ça vit et ça vibre sous sa plume. Le croire ou non demeure le droit imprescriptible du lecteur. Pierre en convient. « En certaines occasions, il ne faut pas laisser la vérité briser une bonne histoire. »

En première partie on embarque dans le canot muni de sa ligne à pêche, ses mouches et une bonne dose d’espoir. Mieux vaut se méfier car les mouches du guide de pêche ne servent pas uniquement à capturer le saumon, elles servent aussi à capter les pensées du pêcheur qui ne se doute de rien. Le canot déborde d’histoires à le faire chavirer. Des textes élogieux peignent la magnificence de nos grands espaces et la liberté du temps lui-même. Le guide souligne l’apport autochtone à la géographie des lieux, à la fusion de nos coutumes fait de partage. Le saumon n’est pas toujours au rendez-vous. Qu’à cela ne tienne, la véritable prise du jour remontera le courant des rêves du pêcheur rassasié d’étonnement et de questionnements. Le guide assume. « Chaque homme que je guide détient un secret qu’il me fait toujours plaisir de lui ravir. » Il ajoute : « Mon canot est un confessionnal, une chaise longue de psychiatre. » Pour le néophyte les bribes d’histoire de la région, les descriptions du paysage et les échanges verbaux compensent pour les explications répétitives sur les mouches, les lancers et les prises.

De la rivière Matapédia, à l’Île d’Anticosti, à la forêt de la Gaspésie, L’œil du prédateur est parsemé de rencontres significatives et parfois déterminantes. Le récit se déroule en région giboyeuse et foisonnante sur les cours d’eau, en forêt et en montagnes. Devant la diversité de la flore et la faune, la chasse et la pêche sont devenus des activités prépondérantes. On aborde à la fois l’homme dans la nature et la nature de l’homme. L’intégrité de l’être n’est pas toujours au rendez-vous. Là aussi se joue le jeu du pouvoir. Si le guide de chasse gagne sa vie, le territoire ne sort pas gagnant de l’invasion massive des chasseurs à l’automne. Le chasseur guidé, les poches bourrées d’argent et la tête bourrée d’orgueil cherche la proie au gros panache comme un trophée à ajouter à son ego déjà bien panaché. Contrairement à l’auteur, je ne crois pas que les activités humaines sous toutes ses formes dans la nature assurent l’équilibre de la flore et la faune.

Il n’en reste pas moins que l’écrivain nous livre un récit frénétique et détaillé de la démarche des chasseurs, de leurs habiletés comme de leurs étourderies. L’art de tuer, l’agonie de l’animal, la dissection des cadavres donnent parfois le tournis. Heureusement que le texte est ponctué de réflexions permettant d’éliminer le sang qui risque de noyer la pupille du lecteur.

Pierre D’Amours atteint le paroxysme de son art d’écrivain – conteur lorsqu’il s’aventure en solitaire dans la nature. On retrouve alors le poète authentique, le penseur communiquant. C’est dans sa vie de trappeur que son talent et son orientation se dégagent avec le plus de profondeur. Il réconcilie le corps instinctif à l’esprit intuitif pour atteindre une meilleure compréhension de son univers. Il écrit vouloir « répondre à la pulsion primitive qui consiste à ingurgiter une tranche de vie sauvage, de retrouver la source première, de remplir le vide à l’intérieur de la boîte à liberté. » Il réussit à nous faire vibrer autant à la musique des étoiles qu’au chant plaintif d’un coyote blessé.

Pierre D’Amours devient son propre héros, non dans le sens narcissique du terme mais dans la fierté qui se dégage de ses actes et de ses convictions. Doté d’une formation de biologiste et de l’expérience de coureur des bois, il possède une connaissance impressionnante des êtres vivants dont il est un maître-passeur. Parfois aveuglé par sa passion, il tend à justifier ses gestes par des prises de position que je suis loin de partager. Par exemple, comparer la sensibilité d’une fraise à celle de l’orignal me laisse perplexe. Ses distinctions entre l’homme d’action et la femme passive relèvent de préjugés qui justifient l’injustifiable au même titre que ses arguments pour le droit de chasse et de pêche sur le territoire. À mon tour d’assumer et comme dit l’écrivain, aussi bien se chicaner avec ceux qu’on aime.

« Je lis la forêt comme on lit le journal » dit-il. Et moi, je lis L’œil du prédateur comme des nouvelles de la grandeur de notre territoire, de sa richesse et de sa diversité. Je lis Pierre D’Amours comme un journal à la mesure de l’humain. Si j’étais trappeur, c’est la présence d’esprit, le goût du débat et le grand cœur généreux de Pierre que je prendrais dans mes pièges. Lire L’œil du prédateur, c’est s’aventurer dans la profondeur de la nature et de la nature humaine. Tout un périple !

 

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