Lettre vagabonde – 19 novembre 2008
Cher Urgel,
Novembre. La Gaspésie a réduit ses effectifs et rangé ses gréements. Elle a mis le cadenas sur la porte d’hôtels, de restaurants et de boutiques. Les plages et les grèves sont désertes. Les autobus de touristes, les roulottes, les caravanes et véhicules récréatifs ont quitté les lieux. Terminées les excursions en haute mer et les longues randonnées pédestres dans les sentiers aménagés. Quel égoïste soulagement ! J’ai la Gaspésie à moi toute seule. Durant dix jours, j’arpenterai ses côtes, me gaverai de paysages et ferai halte dans ses villages à la rencontre de sa population plutôt sédentaire.
La Gaspésie fait beaucoup parler d’elle. Virée sous tous ses aspects, fouillée dans tous ses recoins, vidée de ses ressources, louangée par les rêveurs, boudée par les gouvernements, on croirait qu’il n’y a plus rien à dire d’elle. Mais c’est sans la connaître en novembre. En novembre, ce ne sont plus les touristes qui l’envahissent ni les profiteurs qui l’exploitent. Les résidants récupèrent leur pays et le paysage attend le regard des habitués. Je suis de ceux-là. J’arpenterai une autre fois ses espaces, je découvrirai son nouvel emploi du temps.
La Gaspésie a de l’âge. Elle a pris un visage cosmopolite même avant Montréal. Micmacs, Basques, Portugais, Irlandais, Bretons et Acadiens composent sa mosaïque. La fusion de toutes ses ethnies faisait dire à Yves Thériault que « le sang gaspésien est un sang mêlé. » En cherchant la trace d’un ancêtre commun, mon amie Lilianne et moi avons découvert dans les registres paroissiaux la véracité des propos de l’écrivain. On s’accommode très bien de cela. Ça ouvre des horizons au-delà du grand large vers les traces des origines. Le Gaspésien est-il doté d’une double vision qui lui permet de voir de près et de loin ? Des nations continuent de la traverser et de la marquer.
La migration des humains précède celle des oiseaux. En novembre, Percé est une ville que des millions de touristes ont quittée bien avant les fous de Bassan. Sa population s’est retirée dans les demeures ou a choisi à son tour l’errance. Le paysage lui, se libère de l’excédent de regards. Les rares voyageurs de l’automne peuvent s’installer aux premières loges. Nous étions trois à admirer le rocher Percé et l’île Bonaventure. La lumière crue de l’automne, l’absence de la foule et des véhicules motorisés, redonnent à ces lieux ses lettres de noblesse. Un tel panorama attire et subjugue. Par-delà des millions de regards, le rocher Percé a su préserver sa force mythique et sa beauté légendaire. Mais le rocher Percé n’est pas la seule vision panoramique à apprécier hors saison.
J’ai fait escale à Saint-Georges-de-Malbaie, dans une maison plus que centenaire. Elle courtise la mer du haut de son cap et fait un clin d’œil à la pointe de Gaspé. Le village s’allonge le long du rivage, se redresse sur les falaises avant de se jucher sur son cap où il tient tête à la pointe du parc Forillon. À Saint-Georges-de-Malbaie, la voisine d’en face, Gisèle Ste-Croix représente à elle seule plusieurs facettes des migrants de la Gaspésie. Originaire d’ici, elle s’est exilée à Montréal où elle a travaillé trente ans. À la retraite, son mari et elle sont revenus au pays. À Montréal, elle s’est ennuyée de sa mère et la mer. Au village, ses petits-enfants et ses enfants lui manquent beaucoup. Ils ont pris racine dans la métropole. C’est ça la Gaspésie, des itinérants où le domicile du cœur a peine à fixer son appartenance ailleurs. Gisèle est revenue à sa retraite mais non pour la prendre. C’est elle l’intendante de la maison louée au village. Elle reprend place dans la communauté. Marguillière, agente de liaison pastorale et rédactrice du bulletin paroissial, Gisèle se voue au service des gens de sa communauté. Les bâtisses l’intéressent peu, les gens si. Depuis qu’elle s’en souvient, Gisèle vit avec un crayon dans la main, des mots au bout des doigts. « Les mots, dit-elle, sont trop souvent oubliés sur l’oreiller en pleine nuit. » Je lui ai offert un carnet pour sauver ses mots de l’obscurité. Elle écrit, lit et marche. Parmi ses projets d’écriture, un récit autobiographique. En marchant, c’est à la fois vers l’air pur et les gens qu’elle se dirige. Une escale régulière chez Adrien Fournier est source d’émerveillement. Elle admire son ancien voisin, qui, à quatre-vingt-dix-neuf ans n’a jamais quitté la maison où il est né. Il a grandi là, y a élevé ses seize enfants. Il avoue être prêt pour le grand voyage mais s’inquiète à l’idée d’abandonner sa femme, seule à la maison.
Les multiples facettes de la Gaspésie ont été vues par tant d’yeux célèbres que leur regards débordent de mes souvenirs et attisent l’imagination. Gabrielle Roy a vécu à Port-Daniel, a écrit de vibrants témoignages sur la force vivifiante de la nature et des ses habitants. André Breton dans Arcane 17 a élevé Percé, l’île Bonaventure et ses fous de Bassan, son rocher, aux beautés de Fez. Il a vu en Gaspésie en 1944 une époque de la France, l’Allemagne et la Russie. Il a comparé les lieux à Venise et Sienne. Anne Hébert a situé son roman Les fous de Bassan en Gaspésie. Des écrivains moins connus, mais que j’admire, Joël Vernet et Paul Morin l’ont parcourue poétiquement. Ils l’ont explorée à la fois par l’œil du géographe et de l’artiste. Joël Vernet décrit « des terres au bout du monde où les fermes semblent vouloir plonger dans les eaux. » Paul Morin témoigne de sa luminosité et dessine ses paysages.
La pointe Saint-Pierre demeure mon lieu privilégié sur la côte. Son décor est changeant, je ne revois jamais deux fois le même tableau. La mer démontée s’acharne à modifier son relief. Les assauts répétés des vagues ont arraché des morceaux de rochers, ont grugé des strates et agrandi des fissures. À mon dernier passage, c’était marée haute, vent violent, vagues monstres. Il pleuvait. Deux phoques jouaient au pied du rocher. Le ressac les bousculait et les projetait au loin. Une autre vague les ramenait. L’un d’eux a disparu. L’autre s’est retrouvé seul à l’autre extrémité de la pointe. Je m’inquiétai de son sort. Nous étions trois éprises du spectacle quand le brouillard nous a enveloppées en même temps que le jour sombrait. Entre chien et loup nous avions l’air de trois revenantes comme si la mer avait eu raison de nous. Tandis que le jour déclinait, la mer s’avançait et claquait sur les parois de la falaise. Aucun film ne suscite autant d’émotions. Je m’accorde avec Sylvain Tesson qui écrit que « le paysage est un tableau contenant en puissance la compression imaginaire de siècles de bouleversements. » La pointe Saint-Pierre a de la beauté à offrir et de quoi retremper l’âme dans les fluides universels.
La Gaspésie demeure une terre de migrants. Inutile d’attendre le printemps pour entreprendre ton vol migratoire. Tu peux te déposer n’importe où sur les côtes, à l’intérieur des terres ou au sommet des montagnes. Peu importe, l’étonnement te rattrapera toujours et tu auras le goût de prolonger ton séjour. Et puis, il reste encore plusieurs endroits où loger. Shakespeare a raison d’écrire qu’ « il est plus de merveilles en ce monde que n’en peuvent contenir nos rêves. »
Amitiés,
Alvina