Le bout du monde, du chemin au cheminement

Lettre vagabonde – 24 janvier 2023

Sur quelle route s’avance Monique Durand, vers quelle contrée déroutante et mystérieuse s’engage la poète de brousse? Le bout de la route foule certes la géographie des lieux sur 3000 kilomètres mais pas seulement. Elle choisit de parcourir un chemin qui conduit aussi vers les autres. C’est à la fois la traversée du Nord québécois et du Labrador et celle d’une indéfectible amitié. Des rencontres marquantes seront autant de pierres de gué pour franchir l’isolement. À mesure que se déploie la splendeur du paysage, la solitude s’accorde mûre réflexion, des réminiscences jusqu’à solliciter la présence d’êtres significatifs dans sa vie.

Dans un décor s’étalant à l’infini, Monique Durand s’acharne contre la finitude. Nul autre moyen que les lettres n’auraient rapproché autant son amie, l’artiste peintre Ourida Ichou. Elle sera du voyage. L’espace est franchi, aucune frontière ne résiste à la grande traversée. La correspondance, ce sentier de l’intime, nous rapproche non seulement d’Ourida Ichou mais de la femme poète, de la femme voyageuse. Les grands espaces s’y prêtent bien parce que « Le bout du monde, n’est pas seulement cette sensation exaltante, recherchée par les cœurs de brousse et les âmes exploratrices. C’est parfois celui qu’a retenu l’enfance. » L’écrivaine s’aventure aussi dans ses paysages antérieurs, relevant des bribes de voyages, de découvertes et de rencontres.

Si j’accompagne l’écrivaine-voyageuse sur la vastitude des territoires, je suis également le parcours de la femme porteuse de vie et de visions. J’emprunte les propos de Marguerite Yourcenar, qui elle aussi, s’avère être du voyage. « On n’est jamais tout à fait seul; par malheur, on est toujours avec soi. » On dirait un rite de passage, un voyage initiatique qui, sans contrainte aucune, tend à éclairer des bouts de soi, à réveiller l’âme endormie. N’écrit-elle pas ? « Peut -être avons-nous, chacun, chacune notre lumière, celle qui a fait de nous qui nous sommes, marquant de son éblouissement des moments charnières, des carrefours de vie, de nouveaux élans? »

Que dire de ces rencontres avec des êtres en migration et les autres qui ont plongé leurs racines depuis des millénaires en ces territoires? Les premiers optent pour la soif du profit qui avale le temps de profiter de la vie. Les chemins déserts, la nature foisonnante, la dureté du climat côtoient la puissance de l’art, le militantisme féministe, les disparus, les écrivains. Sur toute trajectoire, jouir de la vie, avancer dans l’incertain et reconnaître l’éphémère. Dans une lettre à Ourida, Monique Durand se dit hantée par l’aventurière Mina Benson Hubbard. Cette femme a repris l’expédition qui s’était avérée fatale pour son mari. Malgré le sarcasme des hommes, elle s’est convertie en exploratrice. Sans la moindre expérience, Mina Benson Hubbard sillonne les rivières du Labrador, découvre enfin le passage fluvial qui fera foi sur les cartes géographiques. Devant son admiration pour l’exploratrice, elle écrit : « En ces lieux Mina devenait elle-même. Tel n’est pas le moindre de ses exploits au début du XXe siècle. Les pieds trempés et la tête pleine de mouches noires, elle signait son émancipation, la naissance à soi. »

N’est-ce pas un voyage similaire qu’entreprend Monique Durand à sa manière, un voyage qui conduit vers la femme en devenir ? Elle écrit : « Chacun de nous ne cherche-t-il pas un jour son trécarré de bout en bout ? Un lac, une chaloupe, un hameçon peut-être, ou un bon livre ? Un coucher de soleil et une goutte de vin blanc? Un oiseau qui passe? Ou encore ce visage qui nous dépayse et en qui pourtant, l’on se reconnaît? Car les bouts du monde sont parfois des êtres. Nous vivons entourés d’énigmes qui marchent, mangent et quelquefois, dorment à nos côtés. »

Monique Durand a emprunté une voie peu fréquentée, livrée au hasard des éléments et des rares rencontres. Elle a quitté la routine, s’est extirpée du confort afin d’explorer la vastitude et la finitude, à redonner vie à ce qui meurt trop souvent en nous et autour de nous. Son esprit nomade relié à son talent d’écrivaine font d’elle une adepte de la géopoésie. Elle sait, comme Hölderlin et Kenneth White, habiter poétiquement la terre. Son voyage est multiple, l’exploration sans limite. Je voulais que se poursuive Le bout de la route comme on ne veut plus s’arrêter et retomber dans ses habitudes après une longue randonnée en territoire étranger. Je suis revenue de plus loin que de la traversée du Nord québécois, de plus profond que d’une simple introspection. J’ai beau fermer le livre, l’avancée persiste comme si j’étais chez moi dans ce récit saisissant. Se laisser aller dans Le bout de la route, « être simplement là, comme un élément de la nature » que dirait Kenneth White.

Et Monique Durand d’ajouter, « C’est pour ça que l’on est sur Terre, pour ces moments-là de fulgurance. Annulé dans la grâce et en communion avec elle. Enfin rassasié. Sauvé. C’est pour ça que l’on vit. » De l’errance en souvenance, de l’aventure à l’écriture, la route déploie son immensité. Le bout de la route mérite une des premières places au palmarès des « nature writers » au pays. Le livre aurait bien pu figurer à côté de Les étés de l’ourse dans la collection L’œil américain chez Boréal. Elle a raison Monique Durand, « Il en faut peu pour adopter un lieu, le faire sien, dans une géographie inconnue. »

5 commentaires

  1. Que penser? Quoi dire ou quoi écrire? de tous ces mélanges de mots que vous ces mélangeurs qui savent
    faire rêver en réveillant le sens de quelques mots bien choisis, bien mélangés en quelques lignes. Je peux seulement dire que ce fut un plaisir de démélanger tout ça.

    Si démélanger ne passe pas; tant pis. 🙂

    P.S. J’ai essayé d’utiliser le plus de Q possible et honorer mélanger.

    Donald

  2. Chère Alvina, chère Marie-Claire,

    Je suis touchée jusqu’au fond du cœur par cette lettre vagabonde de 2023.

    J’attendais mon moment pour la lire.

    C’est ce matin, alors qu’après une semaine « dans l’ouest » (Québec, Sherbrooke, Montréal), je recouvre ma Côte-Nord, la mer, les montagnes et mouillant, là-bas, dans ma fenêtre, mes cargos rouges et rouillés.

    Chère Alvina, ta plume, belle et sensible, ajoute de la beauté à la beauté. Tu fais ma journée !!

    Tu m’encourages à poursuivre dans la grande roue de l’écriture, dont tu fais, toi aussi, partie intégrante. Alors poursuivons!

    Comment t’exprimer ma reconnaissance, sinon par ces 5 lettres toutes simples : MERCI.

    Je vous espère toutes les deux en grande forme dans votre pays joli, au royaume de La Tourelle.

    Portez-vous bien, à un de ces quatre pas trop lointains.

    Monique D

  3. Alvina tu nous présentes, d’une façon très attachante, comme une grande écrivaine voyageuse , Monique Durand. Avec toi, on fait parti du voyage avec tout un questionnement mais surtout avec un grand émerveillement. Tu soulignes bien la mise en valeur de sa grande amie artiste peintre méconnue du grand publique. En effet, on a le goût la manière dont tu nous présentes Monique Durand, de sortir de la routine.

  4. Je reste pantois d’admiration et d’étonnement devant la justesse et la richesse de cette synthèse. Pour qui a lu Le Bout de la route, en sept paragraphes, tout du récit lui revient. On y retrouve non seulement l’essentiel, mais aussi, ce dont soulève Alvina, l’émotion des rencontres, la détermination des acteurs, l’esprit d’absents qui comptent, l’importance de l’entreprise et la lutte victorieuse d’un aréopage de gens audacieux. Une chronique qui ne manque pas de souligner la force de la souvenance, de la correspondance, de l’écriture pour continuer à être.

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